The Conversation : Les tiers lieux définissent-ils des ambiances ou des espaces ? À qui profite la confusion ?

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Publié le 11 juillet 2024 Mis à jour le 29 août 2024
Date(s)

du 1 juillet 2024 au 31 décembre 2024

Friches réaménagées, espaces de coworking, fab labs, mais également centres sociaux ou encore bistrots de quartier : tous ces espaces sont aujourd’hui absorbés, de gré ou de force, par la catégorie « tiers lieux ».

Les tiers lieux définissent-ils des ambiances ou des espaces ? À qui profite la confusion ?

Friches réaménagées, espaces de coworking, fab labs, mais également centres sociaux ou encore bistrots de quartier : tous ces espaces sont aujourd’hui absorbés, de gré ou de force, par la catégorie « tiers lieux ». Présentés à la fois comme des outils privilégiés de la relance économique et comme des initiatives territoriales de transition, les tiers lieux sont vantés tant pour leur potentiel de développement que pour leur dimension alternative au paradigme dominant néolibéral.

Cet enthousiasme qui ne craint pas la contradiction, lié à la fois à la plasticité du concept et à l’hétérogénéité des intérêts de ceux qui s’en emparent, produit une confusion générale qui ne facilite pas un débat public éclairé. Nos recherches montrent que la généalogie du concept s’avère complexe et que son apparition tonitruante en France reste liée à des enjeux politiques spécifiques. Ce phénomène génère des comportements opportunistes de la part d’acteurs sociaux et territoriaux en quête de financement public. La lutte pour l’acquisition des ressources s’accompagne d’une « guerre des usages » et risque de favoriser les acteurs les mieux établis. Ce, au détriment d’initiatives émergentes portées par des acteurs engagés qui proposent des modèles originaux mais passant sous les radars.

Le lien social d’abord

Le terme de tiers lieu a été forgé à la fin des années 1980 par Ray Oldenburg, sociologue de la ville étatsunien, pour désigner tous les endroits de sociabilité intermédiaire qui ne relèvent ni de la sphère familiale ni de la sphère professionnelle. Les bistrots, les salons de coiffure ou les squares sont, dans cette perspective, tous des tiers-lieux. La notion recouvre en somme tous les espaces de loisir faiblement structurés où l’on vient certes pour pratiquer une activité – non lucrative – mais surtout pour profiter de l’ambiance et créer ou renforcer le lien social. L’apparente insignifiance des activités qui s’y déroulent ne doit pas masquer leur rôle essentiel, nous dit Oldenburg :

« They help you get through the day. » (Ils vous aident à « passer le temps ».)

Ils facilitent la résolution collective de problèmes liés aux deux autres « sphères ».

Ray Oldenburg a eu la révélation de leur importance en constatant leur disparition dans la structure urbaine américaine, faite d’interminables banlieues pavillonnaires, et ses effets concrets sur le quotidien de ses concitoyens. Le temps du « bistrot » d’après travail était remplacé par du temps de trajet et les loisirs passifs (télévision, achats) se substituaient aux loisirs collectifs. Moins d’interaction, moins de solidarité, plus de conflictualité et d’incompréhension. Aux États-Unis, une grande chaîne de restauration rapide a sauté sur l’occasion pour en faire un argument marketing : en venant chez Starbuck, vous payez un café, mais vous venez surtout dans un « tiers-lieu ». Une manière comme une autre de valoriser des produits de la recherche.

Une transformation de sens en France

De notre côté de l’Atlantique, ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que la notion est sortie de la confidentialité. Dans un numéro de 2013 de la revue Multitudes, puis dans une thèse de 2017 sur la « re-politisation par le service », un jeune chercheur, Antoine Burret, l’a mobilisée pour qualifier les expériences d’un collectif opérant le parallèle entre les réseaux sociaux et les espaces de socialisation traditionnels. Ce collectif, TILIOS -Tiers-lieux open source francophones-, se proposait de faire le lien entre ces deux sphères par la libre mise à disposition des connaissances et des compétences sur des plates-formes libres d’accès (à l’instar des « wiki »), doublées d’espaces de convivialité où les praticiens pouvaient se retrouver dans la « vraie vie ».

Le terme a ensuite été mobilisé dans le cadre d’une politique publique : identifié par la mission « Coworking » commanditée par le ministère de la Cohésion des territoires, il a servi d’étendard à la mise en œuvre d’un plan de soutien à l’émergence d’une « filière » des tiers-lieux, annoncé en pleine crise des « gilets jaunes » et doté de plusieurs dizaines de millions d’euros. Ce plan consistait à financer sur 3 ans et à hauteur de 50 000€ par an et par lieu, le déploiement de 300 « fabriques de territoire », qualifiées de « fers de lance de la start-up nation dans les territoires » et présentées comme « tiers-lieux ressources au service du développement d’autres tiers-lieux dans l’environnement proche ». Une autre manière, plus européenne, de valoriser des produits de la recherche.

Une mission de l’Agence nationale de cohésion des territoires, « Nouveaux lieux, nouveaux liens » était le bras exécutif de cette politique publique, tandis qu’une association de « préfiguration de la filière », France Tiers-lieux, était censée être l’émanation et l’expression de la société civile sur la question.

On peut s’étonner de l’importante transformation de sens de la notion que ce programme incarne. Oldenburg désignait par tiers-lieu non pas un « lieu » mais un type d’ambiance, qui ne peut ni se décréter, ni avoir de « raison sociale » et encore moins constituer une « filière ». L’auteur de la notion avait d’ailleurs vivement protesté contre la récupération de son concept à des fins commerciales.

Des imprimantes 3D dans des centres sociaux ?

Dans le cadre d’une recherche en cours, nous avons constaté que ces confusions n’étaient pas sans effet. Dans le cadre des appels à projets nationaux, certains territoires les exploitent délibérément pour capter des ressources.

Sur notre terrain d’étude, en quelques années et dans une zone très faiblement peuplée, plus de 40 tiers lieux sont apparus, sous des formes aussi variées qu’un « tiers lieu marin », des librairies, auto-écoles ou espaces de coworking. Ils sont portés par des structures aussi hétérogènes que des collectivités publiques, des associations, des universités ou encore des Epic.

Plus surprenant encore, on y observe la requalification de plusieurs centres sociaux traditionnels en tiers lieux. Ainsi, un centre social historique, situé en périphérie urbaine dans ce territoire, a soudainement été rebaptisé tiers lieu et a investi dans le même temps dans un équipement technologique conséquent. Cet équipement numérique – imprimantes 3D, machines de découpe laser, etc.- que l’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des tiers lieux du territoire, est sous utilisé et largement décorrélé des besoins des bénéficiaires dans les organisations enquêtées. Il témoigne en réalité de stratégies de survie des structures, contraintes par la raréfaction des financements publics.

Face à la confusion autour de la notion de tiers lieu, elles saisissent en effet le dénominateur commun du numérique, identifié comme une « valeur sure » pour espérer obtenir des financements salutaires. On observe bien la confusion générale dans les propos suivants, tenus par la gérante d’un de ces centres sociaux :

« On devient un tiers lieu puisqu’on crée un pôle numérique où on va avoir trois espaces : un espace formation, un espace de production avec des imprimantes 3D, des imprimantes alimentaires et un espace de coworking et de co-learning. »

Les appels à projets financent toutefois l’investissement et non le fonctionnement des structures. Celles-ci sont incitées à « développer leur modèle économique » – entendre : trouver par elles-mêmes des sources de financement indépendantes des deniers publics – pour garantir leur existence. Dans ce contexte, seuls les acteurs les mieux établis et dotés d’une équipe capable de mener une veille active et de produire des réponses adaptées aux attentes des diffuseurs (quitte à tordre substantiellement la réalité du terrain) sont capables d’assurer la stabilité de leur fonctionnement, en sautant d’un concours à l’autre.

Il s’agissait de regrouper au même endroit les « premiers de cordée » et les perdants de la mondialisation et fusionner espaces de coworking pour télé-travailleurs ultra-connectés, structures d’aide aux plus démunis, initiatives de développement culturel de la société civile et démarches d’éducation populaire. Au-delà, on imaginait sans doute faciliter l’émergence d’une solidarité nouvelle, adapté à l’âge numérique.

Mais cette aspiration modernisatrice, aussi louable fût-elle, n’a pu manquer de se heurter aux multiples et parfois inconciliables logiques sectorielles ou locales. Pêchant peut-être par enthousiasme et précipitation, elle a souhaité accélérer le mouvement en renforçant le financement et le management par appels à projets, en faisant l’économie du lent et délicat travail de médiation nécessaire pour construire une véritable culture commune de la coopération. En dépit de ces difficultés, quelques acteurs impliqués dans cet « écosystème » œuvrent de concert pour explorer des alternatives et construire cette solidarité, en s’appuyant sur l’existant, notamment sur les acquis du secteur de l’économie sociale et solidaire et des recherches menées autour de la notion de « communs ».The Conversation

Céline Bourbousson, Maitresse de conférences en sciences de gestion, Université Côte d’Azur et Matei Gheorghiu, Chercheur associé en sociologie, Université de Caen Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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