The Conversation : En cas d’absence de majorité à l’Assemblée nationale, que faire ? L’exemple des gouvernements techniques en Italie

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Publié le 1 juillet 2024 Mis à jour le 8 juillet 2024
Date(s)

du 30 juin 2024 au 1 janvier 2025

La décision de dissoudre l’Assemblée nationale prise par le président Emmanuel Macron le dimanche 9 juin à la suite des élections européennes a provoqué une série d’interrogations.

Mario Draghi, qui a dirigé un gouvernement technique en Italie de février 2021 à octobre 2022, pourrait utilement partager son expérience avec Emmanuel Macron en cas d'absence de majorité à l'Assemblée nationale. European Central Bank/Flickr, CC BY-NC
 

La décision de dissoudre l’Assemblée nationale prise par le président Emmanuel Macron le dimanche 9 juin à la suite des élections européennes a provoqué une série d’interrogations.

Une question se pose en particulier : au vu des recompositions politiques en cours, y aura-t-il une majorité dans l’Assemblée qui sortira des urnes le 7 juillet ? Et si ce n’est pas le cas, quels sont les scénarios possibles ?

L’article 12 de la Constitution indique qu’il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections. Cette mesure qui, historiquement, entendait mettre un frein à l’instabilité parlementaire représente aujourd’hui un cadre contraignant : les forces politiques sont appelées à composer une forme de majorité qui puisse soutenir un gouvernement, où tout du moins à ne pas le destituer. Il est possible d’évoquer ici le précédent de la crise politique en Belgique lorsque, de 2010 à 2011, il avait été impossible de former un gouvernement, l’exécutif sortant expédiant les affaires courantes. Une situation similaire a été observée en Irlande du Nord entre 2017 et 2018.

Ces hypothèses semblent éloignées de la pratique politique de la Ve république au sein de laquelle nous observons une logique majoritaire marquée par le rôle d’un président de la République élu au suffrage universel et d’habitude capable d’entraîner la victoire de son camp lors des législatives, un mécanisme amplifié par la réforme constitutionnelle de 2000.

Face à cette situation originale pour la France, il peut être judicieux d’analyser des cas comparables. De ce point de vue, la formule des gouvernements techniques en Italie peut constituer si ce n’est un exemple, tout au moins un point de réflexion opportun.

Gouvernements temporaires en période de crise

L’expression « gouvernement technique » est associée aux exécutifs présidés par Carlo Azeglio Ciampi en 1993, Lamberto Dini en 1995, Mario Monti en 2011 et Mario Draghi en 2021. Ces gouvernements sont tous apparus dans le contexte d’une crise politique, c’est-à-dire d’une absence de majorité parlementaire capable de soutenir une coalition partisane, une situation qui a poussé à la nomination d’un chef du gouvernement – en Italie, le président du conseil des ministres – capable de constituer un cabinet soutenu par la majorité, si ce n’est par l’ensemble, des forces politiques au nom d’une logique d’union nationale.

Dans ces périodes de crise, il faut souligner le rôle spécifique du chef de l’État italien, le président de la République, qui exerce un remarquable pouvoir d’initiative alors qu’en temps « normal » sa fonction de garant se traduit par un profil relativement effacé, en tout cas hors de la sphère du pouvoir exécutif.

Lors de ces moments politiques qui visent à former un gouvernement, le président de la République italienne consulte chacun des groupes parlementaires pour recueillir les indications et disponibilités de tous les partis, qui peuvent également exprimer leurs préférences pour la nomination de tel ou tel responsable à la tête du gouvernement. Une fois l’ensemble de ces consultations terminées, et après avoir entendu l’avis de toutes les formations, mêmes mineures, le président de la République confie à une personnalité la tâche de former le gouvernement. Cette dernière reçoit un mandat exploratoire et va de son côté vérifier la faisabilité d’un exécutif en termes d’équipe et de soutien parlementaire. Si les conditions sont réunies, elle lèvera ensuite cette réserve pour présenter devant les chambres le nouvel exécutif et obtenir un vote de confiance.

La formule dite « technique » apparaît en 1993 avec le gouvernement présidé par l’ancien gouverneur de la banque d’Italie Carlo Azeglio Ciampi ; on la retrouve en 1995 quand Lamberto Dini, ancien directeur général de la banque d’Italie, est chargé de former l’exécutif ; puis avec le gouvernement de Mario Monti en 2011 ; enfin, en 2021, Mario Draghi est appelé à la tête d’un gouvernement technique.

Le gouvernement technique est une réponse à une situation de blocage politique : en 1993, le contexte est celui de l’effondrement de la première République italienne, le système qui gravitait depuis 1948 autour de la Démocratie chrétienne et qui est abattu par une succession d’affaires de corruption et de financement illégal des partis politiques. La recherche de majorités transversales s’impose alors, ce qui sera également le cas en 1995, quand la coalition issue des urnes en 1994 pêche par sa fragilité.

Ces caractéristiques vont se retrouver dans le cas du gouvernement Monti qui en 2011 permet de sortir des blocages liés à l’érosion de la majorité de Silvio Berlusconi, une dimension que l’on constate également lors de la perte de majorité au Sénat du gouvernement Conte II qui va entraîner la nomination de Mario Draghi comme président du conseil en 2021.

Ces gouvernements qui naissent dans un contexte de crise de la majorité parlementaire ont tous eu une durée limitée : entre une et deux années. Ils apparaissent donc comme une période de transition qui permet à la fois d’assurer la continuité du cadre institutionnel et politique, mais aussi de préparer le retour à un cycle basé sur l’élection. Ils offrent l’avantage d’une forme de respiration démocratique qui ne nie pas le fait majoritaire mais permet d’en organiser les modalités en cas de blocage.

Des gouvernements « mixtes » capables d’adopter des mesures impopulaires

L’une des caractéristiques les plus évidentes de ces exécutifs est la compétence économique des chefs de gouvernements nommés : Ciampi, Dini et Monti proviennent de la banque d’Italie, une institution réputée pour la qualité de son personnel, alors que Mario Monti a été président de la prestigieuse université Luigi Bocconi de Milan avant de devenir Commissaire européen chargé de la concurrence.

Ces profils économiques revêtent une signification politique directe : ils illustrent la volonté d’offrir une image impeccable d’un point de vue budgétaire et financier, les dirigeants nommés étant capables de tenir le cap en matière de trajectoires de dépenses et donc de susciter la confiance des marchés internationaux. Ces personnalités apparaissent donc comme des garants de la stabilité de l’Italie dans un cadre européen et international, un facteur qui permet de couper court aux spéculations.

La composition de ces gouvernements est la plupart du temps mixte : elle associe des ministres techniques – des experts reconnus dans leur domaine de compétence n’ayant jamais eu de responsabilités politiques – à des personnalités ayant fait un passage par la carrière politique sans être toutefois identifiées comme des symboles de tel ou tel parti.

L’agenda de ces gouvernements techniques est de deux types : la stabilisation économique et financière pour assurer la tenue du pays dans le cadre international, mais également une série d’actions réformistes qui seraient difficiles à faire accepter dans le cadre de majorités partisanes.

Il y a là une méthode commode par laquelle les forces politiques peuvent se défausser de la responsabilité directe de mesures impopulaires. Par exemple, la réforme des retraites en Italie a été fortement impulsée par les mesures prises par la ministre du Travail Elsa Fornero durant le gouvernement Monti. On constate d’ailleurs que ces gouvernements techniques se font les interprètes en Italie d’une recherche d’adéquation au cadre européen, avec la mise en place de mesures économiques et sociales qui correspondent aux directives de l’Union européenne.

Le compromis à l’italienne est-il possible en France ?

Il peut apparaître comme légitime de poser la question de l’applicabilité d’une telle formule dans le contexte français. Les conditions de crise politique et d’impossibilité de trouver une majorité pourraient y conduire. Cependant, il faut relever des différences qui peuvent constituer des obstacles majeurs.

Dans le contexte italien, le rôle du président de la République est celui d’un médiateur, d’un responsable qui a une vraie part d’initiative mais qui le fait en guidant et en coordonnant les différentes forces politiques. Les partis sont et restent au centre du jeu politique.

Le cas français diverge. Même si le président de la République pourrait se trouver, après le 7 juillet, dans une posture de cohabitation, c’est-à-dire dans l’obligation de laisser à un gouvernement et à son chef la marge de pouvoir prévue par la Constitution dans la conduite de la politique, et donc de faire un pas en arrière par rapport à l’interprétation d’hyperprésidence constatée depuis la réforme de 2000, ce retour aux fonctions classiques du premier ministre ne s’accompagne pas d’un mode de nomination différent. Un gouvernement technique ne peut pas être un gouvernement du président, ce qui n’est pas un moindre défi.

Pour sortir de la nasse de la crise parlementaire et se projeter dans une solution technique, il faut un accord large entre les partis qui doivent converger sur une forme de coalition légère, ou tout du moins d’assentiment pour un soutien parlementaire même si l’on ne fait pas partie du gouvernement, ce qui d’ailleurs peut constituer une solution intelligente pour ménager le futur.

Cette forme d’accord nécessite des espaces de médiation qui soient incarnés à la fois par des individus et des institutions. Bien sûr, un président français pourrait tout à fait interpréter son rôle dans ce sens : il en a certainement le pouvoir et la liberté. Mais cela semble cependant aller à contre-courant des habitudes institutionnelles et culturelles constatées récemment. Ici encore, la nature du soutien parlementaire nécessaire à une telle coalition d’union nationale ne peut passer que par des consultations serrées avec les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui doivent faire partie de ce type de solution.

Une voie italienne à la sortie de crise française pourrait donc exister, mais elle demande une forte évolution en matière de culture de compromis et de négociation. Cela est certainement difficile, mais pourrait s’avérer nécessaire.The Conversation

Jean-Pierre Darnis, Professeur des Universités, directeur du master en relations franco-italiennes, Université Côte d'Azur, Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS, Paris), professeur et membre du CISS de l'université LUISS de Rome, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Professeur des Universités, directeur du master en relations franco-italiennes, Université Côte d'Azur, Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS, Paris), professeur et membre du CISS de l'université LUISS de Rome, Université Côte d’Azur
 

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