The Conversation : Nouvelle-Calédonie, un archipel miné par les inégalités

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Publié le 5 septembre 2024 Mis à jour le 12 septembre 2024
Date(s)

du 5 septembre 2024 au 31 décembre 2024

Economie, politique et inégalités sociales en Nouvelle Calédonie

Christian Tein, leader kanak soupconné par l'État français d'avoir orchestré les émeutes qui ont bouleversé la Nouvelle-Calédonie depuis mai, arrêté en juin dernier et détenu en métropole, a été désigné, samedi 31 août, président de l’alliance indépendantiste du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS).

Dans le même temps, dix-sept semaines après le début de l’insurrection indépendantiste au cours de laquelle onze personnes ont perdu la vie, la Nouvelle-Calédonie pourrait maintenant vivre l’une des plus graves crises sociales de son histoire. Le Congrès de Nouvelle-Calédonie a adopté mercredi 28 août une résolution lancée par le parti non indépendantiste modéré « Calédonie ensemble », qui évalue les besoins de reconstruction à financer par l’État à 4,2 milliards d’euros sur cinq ans, et réclame la création d’un comité interministériel à Paris pour gérer la crise.

La Nouvelle-Calédonie compte 270 000 habitants, soit moins que l’Aveyron. Sa densité est de 15 habitants/km2, soit celle de la Lozère. Elle occupe pourtant une place majeure dans l’histoire récente de la France, avec un destin peu commun pour cette colonie de peuplement dont la population mélanésienne autochtone (les Kanak) est minoritaire depuis le recensement de 1963.

Pour comprendre la situation actuelle, il faut s’intéresser aux causes profondes découlant d’inégalités entre communautés toujours spectaculaires qui sont le fruit d’une colonisation dure.

La rupture de 2021

Les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) ont placé ce territoire sur la voie de l’autodétermination et l’ont doté d’un statut dérogatoire. En 2021, le gouvernement Castex décida d’organiser, en décembre, le troisième référendum sur l’indépendance, malgré l’opposition des indépendantistes, en raison notamment du Covid-19, très meurtrier dans la région en septembre-octobre 2021.

Cette année là, le Sénat coutumier décrète un deuil kanak d’une année et les indépendantistes boycottent le référendum car, selon eux, la crise sanitaire ne permet pas de mener une campagne électorale normale.

Le « Non » l’emporte à 96,5 % mais avec un taux d’abstention de 56,5 %. Dans certains bureaux de vote de communes indépendantistes du Nord ou des îles Loyauté, aucun électeur ne se présente pour voter, révélant l’influence et la forte pression sociale exercée par les indépendantistes sur la population kanak.

La Nouvelle-Calédonie se retrouve alors dans l’impasse après trois décennies d’un processus politique où l’État s’est montré impartial. La nomination en 2022 au gouvernement de Sonia Backès, farouche anti-indépendantiste, renforce l’idée chez nombre de Kanak que l’État n’est plus neutre.

Enfin, la volonté de passer en force, au printemps 2024, sur la réforme constitutionnelle du corps électoral apparaît comme une provocation de plus par les indépendantistes. Cette chronique d’une catastrophe annoncée ne suffit toutefois pas à expliquer la situation actuelle.

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Une colonisation aux effets toujours présents

En dépit d’une politique très volontariste et l’ampleur des mesures prises par l’État depuis 1988, avec des investissements structurants dans le domaine des transports (transversale Koné-Tiwaka), de la santé (Médipôle de Koutio) ou de la formation (programmes « 400 Cadres » et « Cadres Avenir ») notamment, avec une discrimination positive en faveur des Kanak, les inégalités restent spectaculaires entre communautés.

En 2019, seuls 8,2 % des Kanak de 25 à 64 ans (8,6 % des Wallisiens) avaient un diplôme universitaire pour 37,1 % des non-Kanak, contre respectivement 0,2 % et 6 % en 1989.

Près du tiers des Kanak sont encore sans diplôme contre le sixième des non-Kanak. La part des ouvriers dans la population active occupée est inférieure à un dixième chez les Européens en 2019, mais dépasse le tiers chez les Kanak, les Wallisiens et les Futuniens, qui forment un prolétariat océanien.

Embauchés dans les années 1950 comme dockers ou manutentionnaires sur le port, comme ouvriers à l’usine métallurgique de Doniambo, une ségrégation spatiale à forte composante ethnique se met en place à Nouméa, avec l’opposition entre la ville océanienne au nord et la ville européenne au sud.

Dans les années 1970, plusieurs complexes d’habitat social, à Ducos, à Montravel, à Rivière-Salée, à Saint-Quentin ou à Magenta, renforcent cette dichotomie, qui apparaît nettement lorsqu’on analyse les dégradations de ces trois derniers mois, localisées dans ces quartiers sensibles.

De fortes inégalités entre territoires

La part des Kanak habitant le Grand Nouméa (les communes de Nouméa, du Mont-Dore, de Païta et de Dumbéa) n’a cessé de progresser, passant de 11 % en 1956, à 27 % en 1983 et 43 % en 2019. De moins de 20 000 durant la période insurrectionnelle des années 1980, ils sont presque 50 000 aujourd’hui.

Les quartiers aisés et balnéaires, tels l’Anse-Vata et la Baie-des-Citrons, contrastent avec ceux au nord du centre-ville, tels Vallée-du-Tir ou la presqu’île de Ducos, sous les fumées polluantes de la Société Le Nickel (SLN), une entreprise minière, et à l’habitat dégradé.

Depuis 1989, cette opposition s’est accentuée avec la taudification à l’œuvre au nord, par le développement des squats, et la gentrification renforcée au sud. Par ailleurs, le développement récent et rapide des trois communes-dortoirs de Dumbea, Païta et Mont-Dore (moins de 30 000 habitants dans les années 1980, 90 000 aujourd’hui), à la population très mélangée et parfois précaire, avec un habitat social étendu, éclaire les destructions de centres commerciaux et les blocages en périphérie de Nouméa.

C’est aussi le cas de la tribu périurbaine de Saint-Louis (la tribu est la reconnaissance administrative de l’organisation kanak), née autour d’une mission catholique, exemplaire des désordres générés par la colonisation en devenant une terre d’accueil des Kanak expulsés de leurs tribus.

Ce foyer endémique de troubles et de délinquance, avec un taux de chômage qui y dépassait les 25 % en 2019, coupe l’accès routier au Mont-Dore et au sud de la Grande-Terre.

Nouvelle-Calédonie : la dernière colonie française.

L’examen des usagers des transports en commun à Nouméa et dans le reste de la Nouvelle-Calédonie est édifiant et illustre la faible motorisation des Kanak.

Une étude sur la mobilité à Nouméa menée en 2009 révélait que les Kanak, alors qu’ils ne représentaient que le quart de la population communale, formaient les deux tiers de la clientèle des autobus. Il en va de même avec les autocars en Brousse.

On est frappé par le nombre de Kanak marchant le long des routes à Nouméa ou faisant du stop en dehors de l’agglomération, scènes à mettre en regard avec les images montrant la destruction par les émeutiers des concessions automobiles.

On peut aussi relier, à côté des sidérantes destructions d'édifices cultuels, de cabinets médicaux ou de structures de soins, le saccage des établissements scolaires, des centres de formation et des bibliothèques à l’échec scolaire et au sentiment d’exclusion qu’ils génèrent, avec un taux d’illettrisme de 19 %, probablement bien supérieur pour les Kanak, et des programmes scolaires insuffisamment adaptés.

Un système économique à repenser

La Nouvelle-Calédonie est très dépendante du nickel et des transferts publics, sous forme de salaires, d’aides multiples, d’investissements ou de défiscalisation. Elle souffre d’un grave problème de compétitivité vis-à-vis de ses voisins spécialement.

Les secteurs exposés à la concurrence internationale, le tourisme en premier lieu, qui devrait être un des piliers de son économie, restent faibles en raison d’un coût de la vie très élevé. Ce dernier est notamment la conséquence des sur-rémunérations du secteur public d’État ou territorial et des secteurs protégés, comme les banques ou les monopoles de distribution, phénomène que l’on retrouve dans tout l’outre-mer français.

Une élite kanak, souvent originaire des îles Loyauté, un archipel qui a connu une colonisation moins dure, bénéficie également de cette situation. Il en découle de fortes inégalités de revenus, avec des salariés jouissant de rémunérations près du double de celles dans l’Hexagone, à comparer avec celles des autres salariés, souvent Océaniens (Kanak, Wallisiens, Futuniens et « Tahitiens »), payés sur la base du Salaire minimum garanti (SMG), c’est-à-dire 1 383 €, soit l’équivalent du smic national.

L’économie actuelle repose toujours sur quelques grandes familles ou groupes locaux, métropolitains ou antillais, qui contrôlent le commerce et la distribution, les mines, les transports, la banque et les assurances, l’agroalimentaire ou l’immobilier. Cette structure oligopolistique, à l’origine d’une concurrence faussée, n’est pas étrangère au coût de la vie élevé, avec des produits alimentaires 78 % plus chers que dans l’Hexagone, et aux inégalités sociales criantes.

Le désastre économique actuel pourrait être l’occasion de repenser un système économique qui marginalise une partie de cette nouvelle société urbaine kanak mais aussi des Polynésiens, spécialement Wallisiens et Futuniens.The Conversation

Jean-Christophe Gay, Agrégé de géographie, directeur scientifique de l’Institut du tourisme Côte d’Azur (ITCA), professeur des universités à l'IAE Nice, Unité de Recherches Migrations et Société, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
 

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