The Conversation : Les « nüzhubo », ces Chinoises qui sacrifient leur vie pour des livestreams

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Publié le 13 juin 2024 Mis à jour le 17 juin 2024
Date(s)

du 6 juin 2024 au 6 décembre 2024

Avez-vous déjà entendu parler des « nüzhubo » ? Littéralement « femmes hôtesses » en chinois, ce terme désigne des femmes qui se consacrent au livestreaming...

Pour gagner leur vie, les Nüzhubo font la promotion de produits lors de livestreams. Shutterstock

 

Avez-vous déjà entendu parler des « nüzhubo » ? Littéralement « femmes hôtesses » en chinois, ce terme désigne des femmes qui se consacrent au livestreaming, interagissant en direct pendant des heures avec leur communauté de fans afin de partager leur quotidien. Ce phénomène est tel qu’il est devenu une profession émergente en Chine : des influenceurs, hommes et femmes confondus, utilisent des plates-formes telles que Taobao (Alibaba), Douyin (TikTok) ou Xiaohongshu (Little Red Book) pour interagir avec leur communauté et promouvoir des produits, principalement des vêtements, mais aussi des produits cosmétiques, d’alimentation et électroniques. Les livestreams ont pris une ampleur particulière pendant la pandémie de Covid-19. Sur Douyin, par exemple, la valeur des transactions qu’ils génèrent a triplé entre 2020 et 2022, atteignant 1 500 milliards de yuans en 2022 (200 millions d’euros environ au taux de change actuel).

Tout comme leurs homologues français, les influenceurs chinois tirent une partie de leurs revenus des contenus sponsorisés et des partenariats avec des marques. L’Empire du Milieu a néanmoins été pionnier dans l’utilisation des directs comme principale source de revenus pour ces influenceurs, une tendance qui commence à s’étendre à l’échelle mondiale. Au cours de ces vidéos en direct, l’audience paie pour envoyer des cadeaux virtuels tels que des roses et des cœurs, qui se traduisent en revenus pour les influenceurs.

Capture d’un livestream : en un clic, il est possible d’envoyer un « cadeau » à l’influenceuse. Douyin (TikTok)

Les livestreamers s’adonnent ainsi à une forme de « digital labor » : un travail rémunéré consistant à produire du contenu sur des interfaces numériques, contribuant ainsi à leur valeur économique. La plupart du temps néanmoins, l’activité génère des revenus modestes : 95 % des influenceurs dont l’activité sur la plate-forme constitue la principale source de revenus gagnent moins de 5 000 yuans par mois (environ 640 euros), alors que le salaire moyen en Chine était de 1070 euros par mois en 2022. Il existe également d’importantes asymétries de pouvoir entre les grandes entreprises technologiques et les utilisateurs. Certaines prélèvent des commissions allant jusqu’à 50 % sur les cadeaux virtuels. Le livestream n’est pas non plus toujours bien perçu par la société, à l’exception des jeunes Chinois, dont beaucoup valorisent cette activité.

Au cours de notre recherche exploratoire, nous avons constaté que les représentations du genre sur les sites de livestream demeurent souvent caricaturales et conformes aux attentes du public dans une société chinoise qui n’échappe pas aux normes patriarcales.

Stigmatisation et travail « masqué »

Tandis que les livestreamers masculins mettent souvent en avant leur humour, leurs compétences sportives ou leurs aventures pour captiver leur audience, leurs homologues féminines sont souvent contraintes de privilégier leur apparence physique. Elles doivent chercher à séduire afin d’attirer des abonnés et des fans actifs. La grande majorité des contenus de type « lifestyle », offrant divers divertissements tels que des discussions, des chants ou des danses pour mettre en scène un quotidien idyllique, est ainsi produite par de jeunes femmes, tandis que les spectateurs sont principalement des hommes, souvent dépeints comme solitaires.

Il est à noter que le terme « nüzhubo » revêt une connotation négative et stigmatisante en Chine car il est associé à une représentation stéréotypée du corps féminin et aux désirs sexuels des spectateurs. Par conséquent, les livestreameuses préfèrent se désigner comme des « key opinion leaders » ou, en français, comme des influenceuses.

C’est tout un « travail émotionnel » qu’elles doivent effectuer pour répondre aux attentes de leur public afin de générer l’engagement dont dépendent leurs revenus. Ce travail consiste à gérer ses propres sentiments, ainsi que son expression faciale et corporelle, afin de répondre aux attentes du rôle professionnel. La préparation est souvent axée sur l’apparence physique, nécessitant une sélection minutieuse des tenues, un maquillage adapté et l’utilisation de filtres flatteurs, tout en évitant l’excès. L’une d’entre-elle, Wu, explique :

« Lorsque je me prépare à une session de livestream, j’accorde une attention particulière au maquillage, aux vêtements et costumes que je vais porter. J’ai envie que mes abonnés se réjouissent en me voyant et aient une impression de renouveau chaque jour […] Parce que les gens qui vous regardent aiment la beauté. »

La capacité de la livestreameuse à montrer (et cacher) certaines émotions, comme l’enthousiasme, a une grande incidence sur son niveau de popularité sur la plate-forme, et notamment sur la fidélité de ses abonnés. Ceux-ci sont particulièrement attentifs à l’authenticité des influenceuses dans leurs interactions avec eux et à leurs capacités à les divertir. Cet aspect du travail des nüzhubo n’est pas toujours évident à réaliser. Une autre de ces professionnelles, Zhang, utilise l’expression « masque commercial » pour décrire son attitude lorsqu’elle fait la promotion de certains produits auprès de ses abonnés. Cela traduit bien la conscience des nüzhubo de la nécessité d’apparaître sous un certain angle auprès de leurs abonnés, bien que celui-ci ne leur corresponde pas toujours.

Quand la sphère privée s’en mêle

Cet aspect de leur travail est d’autant plus complexe à gérer pour les nüzhubo qu’elles doivent intégrer des expériences issues de leur vie privée pour alimenter leurs directs et maintenir l’intérêt de leur communauté. Si auparavant, il était nécessaire de produire des vidéos divertissantes pour être mis en avant par l’algorithme de référencement des plates-formes, désormais, c’est surtout la fréquence des publications qui compte. D’où un entremêlement important avec leur vie privée.

La durée des livestreams est un autre facteur déterminant pour leur visibilité : plus il est long, plus il a de chances d’être mis en avant par l’algorithme. Il faut donc avoir des choses à dire, car les directs peuvent durer plusieurs heures, jusqu’à tard le soir – ou la nuit, jusqu’à 1h du matin pour certaines de nos enquêtées ! Les événements de leur vie privée, comme assister à un mariage, sont alors généralement discutés et commentés avec leurs communautés. Zhang raconte :

« Mon inspiration provient souvent de la vie quotidienne. Par exemple, ma dernière vidéo porte sur le mariage. Après avoir assisté à un mariage hier, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer à quel point la mariée avait l’air épuisée. Et je me suis dit qu’elle était la seule à vraiment vivre dans un rêve. J’ai donc créé un contenu [pour partager mes réflexions à mes abonnés]. »

Cela ne suffit pas : il faut également créer dans sa vie privée des opportunités de développer des conversations intéressantes. Certaines influenceuses élaborent des listes de livres à lire ou de films à regarder pour alimenter les discussions avec leur communauté, fidéliser leurs abonnés et en attirer de nouveau. Il n’y a pas de frontière stricte entre vie professionnelle et vie privée ; plutôt une imbrication où les expériences personnelles sont utilisées comme contenu pour créer une connexion plus profonde avec l’audience.

Tout cela impose d’importantes contraintes sur la vie privée. Zhang nous a ainsi partagé que sa partenaire se sentait mal à l’aise du fait qu’elle consacrait tant de temps aux réseaux sociaux sans mentionner qu’elle était en couple. Sa partenaire souhaitait que cela soit clairement communiqué à ses abonnés et désirait apparaître dans des publications :

« Elle ne se sent pas en sécurité parce que j’attire des abonnés et pour eux, je suis toujours célibataire. Or, je passe toujours beaucoup de temps sur Internet. »

Zhang appréhendait d’en parler aussi par peur des potentielles représailles de la part de la plate-forme et des entreprises faisant appel à elle pour mettre en avant leurs produits :

« C’est tellement difficile pour moi. Vous savez, je suis en Chine et je n’aime pas les garçons. J’ai peur que si je poste cette information, je reçoive moins d’annonces, ou que je sois bannie de la plate-forme. »

Wu, elle, a dû divorcer de son partenaire, qui n’appréciait pas son activité. Elle a choisi de rester célibataire faute de temps pour entretenir des relations sentimentales. Cette décision est également stratégique pour maximiser ses gains : une livestreameuse attirera davantage de revenus si les hommes qui composent sa communauté se sentent séduits. Or, ces derniers sont généralement moins enclins à offrir des cadeaux virtuels s’ils savent que la livestreameuse est mariée ou en couple.The Conversation

Sophia Galière, Maîtresse de conférences en sciences de gestion, Université Côte d’Azur et Camille Desjardins, Assistant Professor in Human Resource Management, Renmin University of China

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


Maîtresse de conférences en sciences de gestion, Université Côte d’Azur



Assistant Professor in Human Resource Management, Renmin University of China
 

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