[The Conversation] Derrière le cas de Pinar Selek, la recherche en danger en Turquie et ailleurs dans le monde

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Publié le 28 mars 2023 Mis à jour le 29 juin 2023
Date(s)

du 28 mars 2023 au 28 septembre 2023

Ce 31 mars 2023 se tiendra à Istanbul un procès contre Pinar Selek, sociologue, écrivaine, militante féministe, antimilitariste et pacifiste, exilée en France depuis fin 2011 et qui risque la prison à vie en Turquie.

Photo: Pinar Selek pendant une conférence à Paris en 2010. Streetpepper/Wikipedia, CC BY-NC-SA

Ce 31 mars 2023 se tiendra à Istanbul un procès contre Pinar Selek, sociologue, écrivaine, militante féministe, antimilitariste et pacifiste, exilée en France depuis fin 2011 et qui risque la prison à vie en Turquie.

Elle subit depuis 25 ans une persécution judiciaire constante de la part du pouvoir turc. La moitié d’une vie. Motif : son refus de révéler l’identité des personnes qu’elle a interrogées lors d’une enquête qu’elle a conduite sur les mouvements kurdes.

Arrêtée en juillet 1998, elle est torturée et emprisonnée pendant plus de deux années. Elle apprend en prison qu’elle est accusée d’avoir déposé une bombe qui aurait explosé sur le marché aux épices d’Istanbul, faisant 7 morts et 121 blessés.

Libérée fin décembre 2000, elle est acquittée en 2006, en 2008, en 2011 et en 2014, les expertises ayant toutes montré que ce drame était dû à l’explosion accidentelle d’une bouteille de gaz. Bien que la justice turque l’ait blanchie à quatre reprises, le procureur a déposé un recours après chaque acquittement. Après un silence de près de neuf années, la Cour suprême de Turquie a annoncé l’annulation de son dernier acquittement et donc ce nouveau procès, qui se déroulera en son absence.

Avant même l’audience du 31 mars, Pinar Selek fait l’objet d’un mandat d’arrêt international en vue de son emprisonnement immédiat en Turquie. Difficile de ne pas lier le « réveil » de la justice turque, neuf ans après le dernier acquittement de la chercheuse, au fait que l’année 2023 sera cruciale pour la Turquie, en raison des élections présidentielles et législatives prévues en mai et de la célébration du centenaire de la République turque.

Au-delà du sort personnel de Pinar Selek, cet épisode est révélateur de la répression dont les universitaires font l’objet en Turquie depuis des années et qui s’est encore intensifiée après la tentative de coup d’État de 2016.

La liberté scientifique en danger

« Je ne lâcherai rien », promet la « chercheuse recherchée » pour « crime de sociologie ».

Image pour le Comité de soutien à Pinar Selek, Pays basque. Cliquer pour zoomer. Fred Sochard, Author provided

Depuis son arrivée en France en 2011, elle a soutenu une thèse de doctorat en sciences politiques à l’Université de Strasbourg, publié de nombreux travaux scientifiques et enseigne à l’Université Côte d’Azur depuis 2016. Après l’aide du Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et des artistes en exil (PAUSE) les deux premières années, l’Université Côte d’Azur a créé pour elle un poste pérenne d’enseignante-chercheure en 2022.

À travers elle, c’est aussi la liberté académique qui est en jeu. Les présidences des universités Côte d’Azur et de Strasbourg, ainsi que de nombreux laboratoires de recherche et d’autres instances universitaires et scientifiques ont publiquement pris position en sa faveur. Des collectifs de soutien universitaires, étudiants et militants se sont également constitués. Elle a été nommée présidente d’honneur de l’Association des Sociologues de l’Enseignement Supérieur. Une délégation de près d’une centaine de représentants français et étrangers des mondes civils, associatifs, culturels, artistiques, politiques, juridiques, scientifiques, universitaires et étudiants se rendront à Istanbul pour assister à son procès, exiger la vérité et demander officiellement que justice lui soit rendue.

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Engagée dans un mouvement d’ouverture des sciences sociales sur la société et de critique des postures scientistes au service de l’ordre établi, Pinar Selek est une « scientifique en danger ». Même si elle a obtenu la nationalité française en 2017, elle continue à subir la violence politique d’un régime autoritaire qui s’attaque à l’autonomie du monde académique – un phénomène dont la Turquie n’a pas le monopole. Nombre d’universitaires irakiens, syriens, afghans, égyptiens, turcs, iraniens et tant d’autres payent un lourd tribut à la répression d’État.

Une situation qui s’est envenimée en Turquie depuis 2016

La situation de Pinar Selek reflète la montée de l’autoritarisme en Turquie, particulièrement sensible depuis le renforcement des pouvoirs présidentiels consécutif au référendum d’avril 2017.

Suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 au cours de laquelle des centaines de civils, de soldats, de policiers ont perdu la vie, un grand nombre d’universitaires ont été désignés comme cibles par le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan. Les signataires de la pétition des universitaires pour la paix ont été accusés de terrorisme, victimes d’ostracisme professionnel, de poursuites judiciaires et de lynchage médiatique.

Parmi eux, 549 universitaires ont été forcés de démissionner ou de prendre leur retraite, licenciés, révoqués et bannis de la fonction publique en vertu des décrets-lois. Le cas des « sept de Gezi » est emblématique de la répression massive des droits humains dans le pays. Parmi eux, l’éditeur et mécène Osman Kavala, emprisonné en 2017, a été condamné à la prison à vie pour avoir organisé et financé les manifestations de Gezi en 2013, sans possibilité de libération conditionnelle après avoir été injustement reconnu coupable de tentative de coup d’État. Même s’il y a eu une décision de la Cour constitutionnelle turque le 26 juillet 2019 les acquittant, ces universitaires ont perdu leur emploi et ont été victimes de harcèlement dans leur milieu professionnel. De plus, l’Agence nationale de recherche turque bloque leurs publications. Les accusations pour terrorisme continuent, en particulier en lien avec la question kurde. Ainsi, en octobre 2021, l’écrivaine Meral Simsek est condamnée à un an et trois mois d’emprisonnement pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste ».

Les menaces pèsent également sur des chercheurs installés en France. En 2019, le mathématicien Tuna Altinel, enseignant-chercheur à l’Université Lyon 1, accusé de propagande terroriste pour avoir participé, à Villeurbanne, à une réunion publique sur les crimes de guerre de l’armée dans le Sud-Est du pays, a été arrêté en Turquie. Libéré au bout de trois mois, il n’a pu récupérer son passeport et rentrer en France qu’en juin 2021, à l’issue d’une longue bataille qui n’est pas terminée à ce jour.

Des centaines d’arrestations abusives, des acquittements prononcés – le plus souvent annulés en appel par la Cour de cassation –, des affaires rejugées malgré les recommandations de la Cour européenne des droits de l’homme, émaillent ce sombre tableau. Mais les nombreuses épreuves auxquelles chercheurs et chercheuses ont dû faire face ont renforcé leur solidarité, ainsi qu’en témoignent leurs récits rassemblés dans le documentaire Living in truth d’Eylem Sen.

Au nom de l’inconditionnalité de la liberté d’expression des chercheurs

« En condamnant Pinar Selek, c’est à l’indépendance de la recherche en sciences sociales que s’attaque le gouvernement turc », titre une tribune d’un collectif d’universitaires parue dans Le Monde en juillet 2022. Le combat de Pinar Selek nous rappelle la vulnérabilité des chercheurs et chercheuses face aux attaques qu’ils et elles subissent dans de nombreux pays.

Les conférences et déclarations internationales réaffirment régulièrement la protection des libertés académiques, mais le maintien de celles-ci nécessite des combats permanents de la communauté universitaire et elles ne sont, de fait, jamais pérennes : les étudiants, professeurs et chercheurs sont toujours au mieux suspectés ou menacés ; au pire arrêtés, torturés et tués, quand s’installent des pouvoirs forts auxquels ils refusent de se soumettre.

« Militante de la poésie », comme elle aime à se définir, Pinar Selek, qui est aussi l’autrice de romans et de contes pour enfants, fait l’objet d’une violence politique qui ne pourra être combattue que par la dénonciation et l’annulation de sa condamnation à perpétuité. Son combat sans relâche contre les injustices, les oppressions, les atteintes à la liberté académique aujourd’hui fragilisée en de nombreux endroits du monde, illustre celui de tous les scientifiques menacés dans les pays autoritaires, mais aussi dans les démocraties. Notre solidarité avec elle constitue plus qu’un devoir moral. Elle s’inscrit dans une lutte partagée au service de la liberté de la recherche et de l’exercice d’une citoyenneté qui doit plus que jamais s’affirmer comme transnationale.The Conversation

Valérie Erlich, Maîtresse de conférences de sociologie, URMIS (Unité de recherche Migrations et Société), CNRS, IRD, Université Côte d’Azur; Fanny Jedlicki, Maîtresse de conférences de sociologie, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales (LIRIS), Université Rennes 2; Pascale Laborier, Professeure de science politique, Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Sylvie Monchatre, Professeure de sociologie, Université Lumière Lyon 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

AUTEUR

 Maîtresse de conférences de sociologie, URMIS (Unité de recherche Migrations et Société), CNRS, IRD, Université Côte d’Azur


 Maîtresse de conférences de sociologie, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales (LIRIS), Université Rennes 2

 Professeure de science politique, Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

 Professeure de sociologie, Université Lumière Lyon 2

 

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