Le 4 juillet dernier, l’Union européenne a voté une définition “par défaut” pour caractériser les perturbateurs endocriniens. Or, ces polluants chimiques se trouvent partout dans notre environnement. Ils s’accumulent dans les organismes le long de la chaîne alimentaire et se transmettent d’une génération à l’autre. Le Pr Patrick Fénichel, médecin endocrinologue et chercheur au C3M revient sur l’état des connaissances et sur les façons dont nous pouvons limiter notre exposition à ces substances.
« Nous nous trouvons à l’orée d’un monde inquiétant. […] C’est un monde où la puce meurt d’avoir mordu le chien, où l’insecte est asphyxié par l’arôme de la plante, où l’abeille rapporte à sa ruche un nectar empoisonné, et fabrique du miel vénéneux ». Ces lignes, extraites, du « Printemps silencieux », de la biologiste Rachel Carlson, datent de 1962. L’auteure rend alors publics les résultats de plusieurs années d’investigation sur les conséquences écologiques de la commercialisation d’un pesticide, le dichlorodiphényltrichloroéthane, ou DDT. La substance, suspectée toxique pour la faune, sera interdite en France en 1971. Depuis, près d’un demi-siècle a donc passé et le DDT a été réévalué comme probablement cancérigène pour l’homme. Il appartient à la famille des polluants chimiques communément appelés perturbateurs endocriniens (PE), car leur activité vient notamment interférer avec le système hormonal « Or, on le détecte encore dans tous les cordons ombilicaux des nouveaux-nés », assure le Pr Patrick Fénichel, chercheur endocrinologue à l’Hôpital L’Archet.
Le médecin estime en outre qu’il faudra attendre au moins une cinquantaine d’années de plus pour voir le DDT disparaître définitivement du paysage. Seulement, même alors, resteront probablement dans l’eau, l’air, les végétaux, les objets manufacturés, les aliments, les emballages ou les cosmétiques, bien d’autres substances à action similaire. Car beaucoup de produits chimiques miment la structure des stéroïdes, de petites molécules simples très bien conservées dans l’évolution. Ils s’articulent en effet autour de noyaux cycliques à six atomes de carbone, susceptibles de se fixer sur divers sites cellulaires, notamment certains récepteurs hormonaux (en particulier ceux aux œstrogènes, aux androgènes et aux hormones thyroïdiennes) ou encore des protéines impliquées dans la régulation du génome.
Dès lors, comment ne pas se sentir comme un oiseau mazouté ? Comment faire la part des choses entre les produits du quotidien inoffensifs et ceux délétères ? « À la différence des médicaments, les produits chimiques commercialisés avant le règlement REACH, entré en vigueur en juin 2007, n’ont pas à démontrer leur innocuité. C’est aux consommateurs de prouver les effets nocifs », rappelle le Pr Fénichel. En outre, le médecin chercheur ne distingue pas d’avancée dans le texte voté le 4 juillet 2017 par l’Union Européenne et sensé caractériser les perturbateurs endocriniens. Pourtant, trois sociétés savantes (l’Endocrine Society, la Société européenne d’endocrinologie et la Société européenne d’endocrinologie pédiatrique), avaient proposé par exemple de s’aligner sur la classification des substances supposées cancérigènes, en évaluant chaque fois sur une échelle de 1 à 4 la probabilité de voir se produire un effet cancérigène, mutagène ou reprotoxique. Pour l’heure, il n’y a donc aucun label « vert » à l’horizon, pour garantir au consommateur une composition « sans PE ».
Une explosion endémique des maladies chroniques
Par ailleurs, il ne suffit pas d’être exposé à un perturbateur endocrinien pour développer un problème de santé. Mais dans un contexte « favorable », par exemple s’il y a une prédisposition génétique, un régime trop gras ou trop peu calorique, du stress, une consommation de tabac ou d’alcool, des maladies chroniques sont davantage susceptibles de se déclarer. Il en va de même des « effets cocktails », lorsque l’organisme est soumis simultanément à plusieurs perturbateurs. « Nous observons ainsi une explosion endémique du diabète, des cancers du sein, de la stérilité », souligne le Pr. Fénichel. Il évoque encore des effets sur le développement psychomoteur, les syndromes métaboliques comme le diabète, le système immunitaire, les maladies psychiatriques et neurodégénératives. Le Dr Barabara Demeneix, biologiste au Muséum national d’histoire naturelle et spécialiste des effets des perturbateurs endocriniens sur le système thyroïdien et sur le développement du cerveau, alerte également l’opinion publique sur le risque d’assister à une baisse générale du niveau de QI chez les générations à venir.
Pour autant, « sur le plan scientifique, médical, épidémiologique il n’est pas simple de démontrer qu’un produit courant est nocif. Il y a du bisphénol A partout dans notre environnement mais pas d’accident aigu… il n’est donc pas très difficile d’émettre des doutes sur les publications scientifiques et de décrédibiliser les mises en gardes. C’est ce qui s’est passé pour le tabac ou pour l’amiante », reconnaît, lucide, le Pr Fénichel. « Il faut donc de la persévérance pour prouver qu’une exposition à très faible dose, pendant des années, depuis la grossesse, combinée à d’autres facteurs, entrainera des maladies 10 ou 20 ans après. Il faut du temps, des études à grande échelle, des financements, une accumulation de preuves », encourage-t-il. Il a lui-même initié ses recherches sur les perturbateurs endocriniens il y a plus de quinze ans, au Centre Méditerranéen de Médecine Moléculaire (C3M), Unité Inserm membre d’Université Côte d’Azur, en lien avec le Service d’Endocrinologie et de Médecine de la Reproduction de l’Hôpital l’Archet, qu’il a dirigé jusqu’en 2016.
Il poursuit désormais ses travaux en tant que consultant, avec le Dr Françoise Brucker-Davis et avec son ancien étudiant en thèse, le Pr. Nicolas Chevalier, appelé à prendre sa suite. L’équipe a notamment publié une étude complète dédiée au bisphénol A. Une des critiques opposés aux scientifiques sur le rôle délétère du bisphénol A dans l’organisme humain a longtemps porté sur la très faible affinité de la molécule pour le récepteur le plus connu aux œstrogènes. Les chercheurs du C3M ont participé à l’identification de récepteurs plus marginaux mais très sensibles au bisphénol et impliqués par exemple dans le cancer du sein. Les recherches montrent en effet que les perturbateurs endocriniens agissent même à des doses infimes. Or, les prélèvements réalisés sur les cordons ombilicaux de nouveaux-nés à l’Hôpital L’Archet ont confirmé aux chercheurs la présence d’au moins une quinzaine de ces substances à des taux « actifs ». « Nous avons choisi de doser des pesticides, des PCB, des phtalates et des phenols, car ces études coûtent cher, mais si nous avions cherché à énumérer tous les perturbateurs présents dans les échantillons, nous en aurions probablement trouvé plus d’une centaine », explique le Pr Fénichel.
Des molécules concentrées dans les tissus graisseux et qui passent dans le placenta
Ces molécules, très lipophiles, se concentrent dans les tissus graisseux et passent dans le placenta et le liquide amniotique. Plus tard, ils se retrouveront également dans le lait maternel. Les perturbateurs endocriniens s’accumulent ainsi dans les organismes et peuvent se transmettre sur plusieurs générations. « Beaucoup de choses se préparent dans la vie in utero, au cours du développement fœtal », rappelle le médecin chercheur. « Je pense que c’est probablement un des concepts les plus révolutionnaires en médecine sur les quinze dernières années. Car avant, on pensait que beaucoup de maladies venaient d’agents infectieux ou avaient des causes génétiques. Mais dans de nombreux cas, on n’a pas trouvé les mutations sensées expliquer les maladies chroniques. On a trouvé des susceptibilités, mais rien de nécessaire ni de suffisant », précise-t-il.
« Maintenant, l’approche consiste à considérer les interactions entre génétique et environnement. Notamment, à se demander comment l’environnement peut modifier l’expression des gènes : c’est l’épigénétique. Or, le compteur des marques épigénétiques se remet à zéro juste au moment de la conception. C’est un période très plastique. Aujourd’hui, le concept consiste donc à dire qu’un environnement fœtal délétère peut modifier les marques épigénétiques, laisser une empreinte sur le génome, et des années plus tard se manifester par une maladie », résume Patrick Fénichel. Fort de ce constat, avec deux de ses confrères, il a donc soumis au comité d’évaluation des programmes de l’IDEX UCA Jedi un projet d’Institut de Médecine Environnementale.
Le dossier, désormais accepté, recevra un financement sur 4 ans. La structure n’en est encore qu’aux balbutiements mais elle réunira une quarantaine d’équipes Inserm, CNRS et Inra. La recherche sur les perturbateurs endocriniens constituera un des thèmes de l’Institut, mais pas le seul. Le Pr Albert Tran dirigera par exemple des études sur l’insulinorésistance, l’obésité, le diabète et en particulier le “foie gras” ou “stéatose” suspectés d’induire aujourd’hui un risque important d’hépatite, de cirrhose et de cancer du foie. Le Pr.Thierry Passeron supervisera quant à lui les travaux sur les effets des ultra-violets et des infra-rouges sur les cancers de la peau et le vieillissement cutané. Les médecins allieront enfin leur expertise à celle de scientifiques issus d’un grand nombre de disciplines comme la biologie, la chimie, l’agronomie, l’activité physique et sportive, la psychologie. Du côté de l’enseignement, un Diplôme Universitaire en médecine environnementale a été délivré pour la première fois cette année et des actions de communication auprès du grand public sont en cours de réflexion. Car, le Pr Fénichel comme le Pr Chevalier entendent dès à présent faire savoir aux personnes sensibles à l’impact de l’environnement sur leur santé, comment agir de façon simple sur leur exposition quotidienne aux substances délétères. Ils insistent en particulier sur les populations les plus exposées, c’est-à-dire les femmes enceintes, les enfants en bas âge et ceux arrivant à la puberté.
Une consultation pré-conceptionnelle
Les conseils sont les suivants : éviter le tabagisme actif ou passif, l’alcool et tout médicament inutile. Ne pas réchauffer au micro-ondes des contenants en plastique et ne pas recouvrir son plat de film plastique. Éviter les boîtes de conserve, les canettes de boisson, les poêles en téflon. Boire de l’eau dans des bouteilles en verre. Manger bio le plus souvent possible et laver soigneusement fruits et légumes. Éviter de consommer de grands poissons et des poissons gras, les coquillages. Limiter au minimum l’usage des cosmétiques. Éviter de faire retirer les alliages dentaires. Ne pas peindre la chambre de l’enfant pendant la grossesse. Éviter d’utiliser des herbicides ou insecticides dans le jardin, de se situer à proximité d’une exploitation agricole ou viticole. En cas d’exposition professionnelle, en parler à son médecin. Réduire les graisses saturées animales et pratiquer de l’exercice physique…
Les médecins endocrinologues du centre de reproduction de l’Archet souhaitent en outre créer une consultation pré-conceptionnelle. Il s’agirait, trois mois avant un début espéré de grossesse, de mettre en route ces bonnes pratiques, de s’assurer d’une supplémentation en iode, en acide folique, nécessaires au bon développement du cerveau et éventuellement de détoxifier l’organisme, selon un protocole encore à l’étude.
Laurie Chiara