Mon billet pour la Thèse (n°3) : le discours du Front national. Méthode logométrique et analyse du discours

Publié le 18 novembre 2020

UCA News donne la parole aux doctorants, sous un format libre. Pour cette édition, Camille Bouzereau, du laboratoire Bases, Corpus, Langage, partage son travail sur l'analyse du discours du Front National

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Le discours du Front national. Méthode logométrique et analyse du discours

 

Introduction

Stéphane Wahnich et Cécile Alduy, dans Marine Le Pen prise aux mots (2015), font le constat que le discours du Front national (FN) est l’objet d’un délaissement dans les études d’analyse du discours. Notre travail de thèse vise à répondre à ce manquement en proposant une analyse lexicale et énonciative de Jean-Marie et Marine Le Pen sur une période élargie (2000-2017) et grâce à une double approche linguistique, pragmatique et logométrique.

 

Méthode

La logométrie est une méthode d’analyse des textes, assistée par ordinateur, qui permet de décrire qualitativement et quantitativement la réalité textuelle d’un corpus. Plus précisément, la logométrie a permis d’étendre les procédures lexicométriques[1] à toutes les unités linguistiques (formes graphiques, lemmes, co-occurrents, codes grammaticaux, enchaînements syntaxiques, etc.). Elle relie des outils documentaires[2] et des outils statistiques et mathématiques susceptibles de caractériser un texte[3]. Mon corpus a été traité par le logiciel Hyperbase conçu par Etienne Brunet et développé par Laurent Vanni au sein de l’UMR 7320 « Bases, Corpus, Langage » (CNRS – Université Nice Côte d’Azur).

 

Présentation du corpus

Ce corpus de thèse a été constitué dans la perspective de caractériser statistiquement et linguistiquement le discours du Front national. Concrètement, j’ai formé quatre bases de données distinctes, publiques et accessibles sur la version web du logiciel Hyperbase. Dans le cadre de cette présentation, j’examinerai deux d’entre elles : la première est constituée de 300 discours FN dans l’intervalle 2000-2015. Les discours recouvrant les années 2000-2010 viennent de Jean-Marie Le Pen et ceux de 2010-2015 de Marine Le Pen. Dans la perspective de ma thèse cette première base - comportant 1.015.294 occurrences - s’est attachée au discours officiel tenu par le président du parti. Une seconde base de données est disponible sur le site http://mesure-du-discours.unice.fr. Il s’agit d’une plateforme en ligne, implémentée par Laurent Vanni, constituée des discours de la campagne présidentielle 2017, dont ceux de Marine Le Pen.

 

Application des méthodes logométriques

Les applications sont multiples et dans le cadre de cette étude, nous rendrons compte des spécificités nominales du corpus lepénien. Une analyse factorielle des correspondances  (Benzécri, 1973) croise les 300 substantifs les plus caractéristiques du corpus et les textes-années permet de reconstituer la chronologie. De manière régulière, selon l’effet Guttman décrit par André Salem dans son travail sur les séries textuelles chronologiques (1988), les années se distribuent sur une parabole qui part du quadrant bas-gauche et mène jusqu’au quadrant bas-droite en passant par les deux quadrants supérieurs.

 Figure 1 - AFC des 300 noms les plus fréquents dans le corpus lepénien : voir en bas de page, à la suite du texte

 

 

Le vocabulaire spécifique du début de la période (quadrant en bas à gauche recouvrant l’intervalle 2000-2004), soit le vocabulaire de Jean-Marie Le Pen, renvoie l’image d’un locuteur patriote voire nationaliste soucieux de la politique internationale et du positionnement de la France sur l’échiquier mondial : (« paix », « victoire », « guerre », « force », « menace », « ordre », « patrie », « chef », « population », « armée »). Le deuxième quadrant (en haut à gauche) semble décliner le patriotisme dans le champ du territoire national, sa glorification et sa préservation nécessaires. Les spécificités lexicales – toujours celles de Jean-Marie Le Pen – mettent en relief deux thématiques : la terre et l’agriculture (« paysan », « terre », « prospérité », « agriculture ») et les dangers de l’immigration (« million », « préférence (nationale) », « immigration »). La phrase calculée spécifique par le logiciel en 2007 entre également dans cette logique : « Il est entré plus de 10 millions d’étrangers dans notre pays depuis 30 ans ». La  tournure impersonnelle  « il est entré » et la séquence du tour impersonnel « plus de 10 millions d’étrangers » dépersonnalisent les immigrés devenant une masse d’individus perdue dans un flou temporel.

Le vocabulaire des troisième et quatrième quadrants, soit désormais celui de Marine Le Pen, dessine quant à lui une posture moins patriotique que populiste. Se dégage, en effet dans le troisième quadrant (haut-droite) une dimension socialo-poujadiste qui consiste à défendre une partie de la population : les petits commerçants et le chef d’entreprise contre les « charges », les contribuables contre l’ « impôt », le consommateur contre les « prix » élevés, et les travailleurs contre le « chômage ». Le quatrième quadrant enfin (bas-droite) établit la figure du chef charismatique et la grandeur du « peuple » face au dysfonctionnement du « système » : « autorité », « élite », « président », « peuple ». Plusieurs des phrases calculées spécifiques illustrent cette analyse, comme le montre cet énoncé datant du 15 septembre 2013:

 

Oui nous sommes la France ! Nous sommes ce pays qui peut compter sur un peuple de bon sens quand ses élites ont trahi. Un pays unique, une nation politique, la plus politique d’entre toutes les nations du monde. Un pays qui abat l’impossible quand il est uni, rassemblé.

Nous ne sommes pas le passé, nous ne sommes pas petits, nous ne sommes pas moyens, nous ne sommes pas un musée, nous ne sommes pas une région d’Europe, nous ne sommes le vassal de personne. […]. Je rendrai donc aux Français toutes les composantes de leur patrimoine au premier rang desquelles leur histoire glorieuse. Le chemin du redressement que je dessine avec vous ne sera pas tous les jours facile, c'est certain.

 

Sacralisation du peuple, construction de l’ethos du chef, dénonciation des corps intermédiaires entre le « peuple » et le « chef » : nous retrouvons ici les trois actes de langage essentiels du discours populiste donnés par Damon Mayaffre (2012, 2013).

 

« Mondialisme » : un mot-clé du discours lepénien

L’analyse lexicale du discours des Le Pen comparée à celui de la classe politique (http://mesure-du-discours.unice.fr) montre l’importance statistique d’un certain nombre de mots-clés, dont le néologisme « mondialisme ». Ce mot est aussi bien spécifique de Jean-Marie Le Pen, en 2000, que de Marine Le Pen aujourd’hui. Par ce mot, la locutrice semble réaliser la synthèse d’une idéologie dont nous venons de décrire les différentes facettes : soit le patriotisme international et territorial et le populo-poujadisme. En effet, les co-occurrents de « mondialisme », qui établissent son sens en contexte, montrent que le Front national dénonce les périls qui pèsent sur les « frontières » nationales et sur la culture française aussi bien face au « fondamentalisme islamiste », que sur le « commerce » équitable, l’ « économie » et la « monnaie ». Face à ce péril, la restauration de « l’autorité » est alors demandée (figure 2 disponible à la suite du texte). 

Figure 2 - Cooccurrents spécifiques de "mondialisme"

 

D’après ces derniers résultats, nous envisageons pour cette campagne 2017 d’évaluer si les discours actuels de Marine Le Pen opèrent discursivement une synthèse idéologique entre les différents versants lepéniens présentés ci-dessus. À cet égard et pour terminer, le discours du 5 février 2017 est remarquable. Son énoncé, le plus spécifique tourne autour des mots « mondialisme » et « mondialisation » :

 

“La mondialisation qui était un fait avec la multiplication des échanges, ils en ont fait une idéologie : le mondialisme économique qui refuse toute limitation, toute régularisation de la mondialisation et qui, pour cela, a affaibli les défenses immunitaires de la Nation, la dépossédant de ses éléments constitutifs : frontière, monnaie nationale, autorité de ses lois conduite de l’économie, permettant ainsi à un autre mondialisme de naître et croître : le fondamentalisme islamiste. ”

 

Le terme le plus spécifique du discours se trouve être le néologisme « mondialisme » que Jean-Marie Le Pen avait défini le 1e mai 2000 comme une « monstrueuse utopie totalitaire, exploitant dans un but politique, le phénomène économique de la mondialisation de l’information et des échanges ». Si dans la suite de son discours, Jean-Marie Le Pen associe ce mondialisme au néo-communisme, Marine Le Pen créée une relation de cause à effet entre le « mondialisme économique » et le « fondamentalisme islamiste ». Dans le discours lepénien, « mondialisme » renvoie souvent à une sorte de monstre hybride qui se cache sous deux visages. Notons enfin que les solutions préconisées par Marine Le Pen relient les thématiques lepéniennes perceptibles sur l’analyse factorielle des correspondances : les frontières, la nation et l’autorité des lois.

 

Références bibliographiques

Alduy, Cécile, Wahnich, Stéphane (2015), Marine Le Pen prise aux mots, Paris, Seuil.

Mayaffre, Damon (2012), Nicolas Sarkozy, Mesure et démesure du discours, Paris, Les Presses Sciences Po.


Mayaffre, Damon (2013), « Sarkozysme et populisme. Approche logométrique du discours de Nicolas Sarkozy (2007-2012) », Revue Mots n°103, p. 73-87.

Benzécri, Jean-Paul (1973), L'Analyse des données. Tome 2 : l'analyse des correspondances, Dunod.

Salem, André (1988), « Approches du temps lexical – Statistique textuelle et séries chronologiques », Revue Mots, n°17, p. 105-143.



[1] Études statistiques et comparées de l’usage des mots dans un corpus de textes.

[2] Concordanciers, recherche de contextes, navigation hypertextuelle.

[3] Dictionnaire de fréquences, calcul du vocabulaire caractéristique, distances intertextuelles, accroissement lexical chronologique, etc.

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