Intelligence Artificielle : Nos portraits-robots sur les bancs de l’école

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Publié le 18 novembre 2020

Quelle place donner à l’intelligence artificielle dans la compréhension des mécanismes de l’apprentissage et dans la formation tout au long de la vie? Le salon Educazur Educpros qui s’est tenu dans les locaux d’Inria Sophia le 29 mars dernier a lancé des pistes de réflexion pour répondre à cette question, alors même que la France présentait son plan « AI for humanity ».

Elle compte, classe, dresse des profils comme personne. Si un chercheur lui soumet une population de cellules suffisamment grande, il lui arrive de repérer une communauté, jusque là passée à la trappe sous la binoculaire de l’homme (1). Placée à l’intérieur de bras articulés mis en réseau et capables d’enregistrer et d’émettre des sons, elle semble capable, au bout d’un certain temps, de créer un langage primitif (2). Voilà, en quelques phrases, quel est le champ d’expression, tour à tour froid et fascinant, de l’intelligence artificielle aujourd’hui. La fiction, bien entendu, va beaucoup plus loin. Les scénaristes imaginent volontiers une humanité convaincue que les équations assureront son salut bien mieux qu’au moyen de l’empathie collective caractéristique de la civilisation. Car les mathématiques, lorsqu’ils parviennent à décrire un phénomène, semblent énoncer une vérité valable en tout lieu de l’espace et du temps. Pourtant, ce n’est pas parce qu’une expérience fonctionne qu’elle décrit nécessairement la réalité. En effet, une autre expérience, même encore inconnue, pourrait tout aussi bien en faire autant. 

Dans ce contexte, quelle place donner à l’intelligence artificielle dans la compréhension des mécanismes de l’apprentissage et dans la formation tout au long de la vie ? Le salon Educazur Educpros qui s’est tenu dans les locaux d’Inria Sophia le 29 mars dernier a lancé des pistes de réflexion pour répondre à cette question, alors même que la France présentait son plan « AI for humanity ». La ministre de l’enseignement supérieur de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal, qui s’est exprimée au moyen d’un enregistrement, constate l’irradiation des algorithmes à tous les domaines de la vie citoyenne et privée. Qu’il s’agisse des premières voitures autonomes, attendues pour 2022, de l’exploitation des nuages de données générés par l’hyper-connectivité de chacun, du projet de voir émerger une médecine et une enseignement personnalisés, l’intelligence artificielle est en effet en voie de transformer la société. Pour Frédérique Vidal, la nécessaire anticipation de ces changements, notamment sur le monde du travail (3), doit passer par l’apprentissage. 

Alors que les géants du numérique que sont Samsung et Fujitsu ont annoncé l’implantation en France de centres de recherches spécialisés dans l’IA, il faut par exemple, selon la ministre, que « l’offre de formation existante intègre l'IA, avec une approche globale, éthique et active ». Pour ne pas être dépassés par les programmes, il faudra donc a minima se familiariser avec leur architecture, autrement dit être en mesure de « soulever le capot ». Pour les spécialistes de la formation invités au salon, « on doit pouvoir savoir ce qu'il y a derrière un algorithme (quelles données) pour savoir ce qui conditionne notre vie citoyenne ». Reste à savoir si la transparence peut être un argument d’acceptabilité. Pour Margarida Romero, Professeure en technologie éducative au laboratoire d'Innovation et Numérique pour l’Éducation (LINE) d’Université Côte d’Azur et membre de l’équipe CoCreaTIC d’Université Laval, il est indispensable d’« apprendre à appréhender une technologie en classe pour s'affranchir de la forme que celle-ci prend à un temps t ».

 

« S'interroger sur ce qui fait le propre de l’homme »

 

Des programmes comme class’code (4), mis en place par Inria à la rentrée 2016, proposent déjà d’initier les enfants à la « pensée informatique », dès lors que l’acquisition de la lecture est en place. En conséquence, de la même façon qu’on ne construit pas sa pensée de manière identique pour s’exprimer en anglais ou en français, l’apprentissage précoce de la grammaire algorithmique pourrait-elle influencer les schémas cognitifs ? En tous les cas, pour Marc Schoenauer, directeur de recherche de l’équipe TAU d’Inria et François Taddei, cofondateur et directeur du CRI (Centre de Recherches Interdisciplinaires), il serait bien inutile d’essayer de calquer l’humain sur le robot et inversement. Les deux scientifiques invitent à « donner du sens à ce qu'on fait, faire preuve d'empathie et de créativité, s'interroger sur ce qui fait le propre de l’homme, pour se recentrer sur ces compétences-là », plutôt que de chercher à augmenter ses capacités sur le calcul par exemple. Ils encouragent toutefois la recherche de performance au travers de la créativité, et ce, dès la maternelle, pour ensuite faciliter la reconversion tout au long de la vie. 

Mais la position qui tiendrait à revendiquer la particularité de l’homme vis à vis de la machine recèle parfois des paradoxes. Marc Schoenauer et François Taddei avancent ainsi que « si les machines évoluent plus vite que l'humain celui ci deviendra obsolète ». Or, comme le souligne le biologiste Jacques Testart (5), le propre de l’humanité est notamment de muter très rapidement dans son ADN mais d’évoluer très lentement, au hasard de la sélection naturelle. Selon les points de vue, l’intelligence artificielle nous rendrait donc humainement plus performants en nous libérant des tâches automatisables ou en amenant nos compétences cognitives à un niveau supérieur, au moyen d’entrainements adaptés personnalisés. Toutefois, il faut pour cela connaître les rouages des mécanismes cérébraux de l’acquisition des habilités et des connaissances. L’apprentissage individualisé et le repérage précoce des décrochages scolaires se situent ainsi au coeur des enjeux de la recherche en sciences cognitives. 

Le Dr. Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherche à Inria, en collaboration avec des chercheurs en psychologie cognitive et en neurosciences, a créé par exemple Poppy le bébé-robot, disponible en open source, pour comprendre comment les bébés découvrent le monde. Pierre-Yves Oudeyer s’intéresse en effet aux mécanismes de l’apprentissage. « Par exemple, la curiosité des enfants, l’émotivité, jouent un rôle dans le développement sensori-moteur et du langage », soulignait-il au salon Educazur Educpros. Le cinéaste David Lynch a mis en scène une de ses expérimentations sur les robots, exposée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain entre 2011 et 2014. Le chercheur avait implémenté aux ergo-robots présentés « l’équation de la curiosité artificielle » (un algorithme visant la recherche de la surprise) et ceux-ci, mis en réseau, semblaient développer en temps réel une forme de « langage » communautaire. 

 

« Un des enjeux à l'interface avec les sciences cognitives est celui cette fois des micro datas »

 

Concernant l’enseignement, Pierre-Yves Oudeyer explique : « Chaque cerveau a une histoire et donc des particularités. Dès lors, comment donner aux enseignants des outils pour accéder à ces données plus vite et plus largement, afin d'ajuster les exercices proposés ? Un des enjeux à l'interface avec les sciences cognitives est celui cette fois des micro datas. Comment, à partir de très peu d’informations disponibles, la machine peut inférer sur ce qui se passe dans un cerveau ? ». Si les chercheurs parvenaient à développer un algorithme capable de résoudre ce problème, les processus cognitifs de l’enfant ou de l’adulte en train d’étudier deviendraient transparents pour la machine. Mais que faire des contextes favorables à l’apprentissage, comme l’émulation liée au partage des connaissances ou l’empathie mise en jeu dans la relation entre l’élève et l’enseignant ? Que faire de l’implicite ? 

Pour le moment, aucun des acteurs de la formation présents au salon Educazur Educpros ne propose de se substituer à l’école. EvidenceB, Educlever, Domoscio, Didask investissent plutôt le champ du cours particulier en ligne, « augmenté », grâce à l’apport des sciences cognitives. D’autres sociétés développent, elles, des algorithmes destinés à appareiller leurs clients avec une formation ou un métier. Pixis, moyennant 15 euros, propose par exemple à ses clients de découvrir leurs « préférences naturelles ». À l’issue d’un test, le site attribue à l’usager une des seize personnalités répertoriées et suggère ensuite un parcours d’orientation. Pour Studizz, « le meilleur moyen de choisir une formation c’est de regarder où sont les anciens élèves ». Le site collecte ainsi des données sur les diplômés au moyens de leur répertorisation sur les réseaux sociaux. Or, avant même de souscrire à un service, tous ces sites nécessitent entre autres de s’inscrire, donc de laisser des traces; de livrer, encore une fois, des informations. 

Dans ce contexte, le moteur de recherche niçois Qwant, qui propose une navigation sans cookies, des résultats de recherche non liés à l’historique de navigation, défend le droit des citoyens à un « Internet privé ». Au-delà de la question de l’intime, la formation et l’orientation à l’ère de l’intelligence artificielle posent de nombreuses interrogations propices au débat. Par exemple, la machine peut-elle et doit-elle, sinon se substituer à l’humain, le rendre plus performant en optimisant ses choix, en établissant un profil rationnel de ses points forts et de ses faiblesses ?  L’humain doit-il espérer des raccourcis dans le temps, faire l’économie de ses erreurs et de ses bifurcations, autant d’étapes « inutiles » pour la machine ? Enfin, les algorithmes intégreront-ils la capacité adaptative de l’humain, sa non fixité… ses mises à jour parfois radicales ?


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Laurie CHIARA : laurie.chiara@unice.fr