Dans sa vaste entreprise d’auto dissection, l’humanité a enfin les moyens de passer au crible le cerveau « vivant » pour épier la moindre de ses activités. Alors que l’essentiel des travaux de recherche dans ce domaine s’est longtemps focalisé sur les activités intellectuelles, ceux-ci s’étendent donc désormais aux émotions. Car les situations de plaisir et de déplaisir, allant jusqu’au stress, ont un impact, parfois durable, sur l’activité cérébrale. C’est le thème qu’ont choisi, cette année, de mettre à l’honneur les organisateurs de la Semaine du Cerveau sur la Côte d’Azur. Au fil de ce 19e rendez-vous national, initié localement le 10 mars, UCA news revient sur une sélection d’interventions.
samedi 11 mars : La musique squatte les neurones du langage
Jouer d’un instrument ne procure pas un plaisir « intellectuel ». La musique agit sur le cerveau comme les substances susceptibles d’entraîner une toxicomanie… Et pour cause, elle déclenche dans l’intimité de nos neurones une impressionnante symphonie. La preuve par le son. En ouverture de la Semaine Du Cerveau, Emmanuel Bigand, Professeur à l’Université de Bourgogne, violoncelliste et titulaire de la chaire Musique Cognition Cerveau à l'Institut universitaire de France, a fait swinguer les neurones de l’amphithéâtre Galet. Accompagné de deux violonistes et d’une altiste, il a composé pour sa conférence une bande originale inspirée de « tubes » de rock. Au fil des variations, il amène la salle à s’interroger. Comment décelons-nous, après seulement quelques notes, le morceau travesti sur scène? C’est parce que, comme dans le langage, la musique obéit à une « grammaire » qui crée des attentes. Le scientifique canadien Steven Pinker est allé plus loin dans l’analogie, en émettant une idée originale. Selon lui, les neurones spécialisés dans le langage font partie des « outils » développés par le cerveau qui se trouvent très bien conservés dans l’évolution car essentiels à l’adaptation. Mais ces ressources pourraient être aussi secondairement utilisées pour des activités sans finalité adaptative. La musique « squatterait » ainsi en quelque sorte les neurones du langage.
Toutefois, nous raconte Emmanuel Bigand, une autre hypothèse accorde à la musique un statut moins « accessoire ». Si la musique a traversé les âges, ce peut-être parce qu’elle confère directement un avantage pour l’espèce. Les premiers instruments, sans doute des ancêtres de la flûte à bec taillés dans des fémurs d’animaux, se trouvent en outre datés en moyenne de -60 000 ans. Dès cette époque, la capacité d’un individu à moduler les états émotionnels des autres au moyen de la musique a pu présenter un avantage de séduction, souligne le chercheur de l’Université de Bourgogne. Mais, nuance-t-il aussitôt, la musique ne devient pas une activité pertinente uniquement à l’entrée dans l’adolescence… Le bébé humain « naît musical ». Une série d’études montre par exemple qu’il « préfère » une mélodie si celle-ci se trouve combinée à une intention expressive. Autrement dit, il se montre davantage indifférent aux tonalités neutres. Cela tendrait à indiquer une dimension sociale de la la musique. Le partage d’une expérience musicale, c’est-à-dire le fait d’écouter le même morceau qu’une personne étrangère, stimulerait ainsi le sentiment d’empathie envers les personnes extérieures aux parents. D’autres phénomènes semblent venir corroborer cette hypothèse d’une musique « socialisante ». Le fait qu’il existe des traits universaux dans les berceuses, ou encore cette tendance innée que nous avons à nous adresser aux bébés avec un parler chanté…
Emmanuel Bigand estime ainsi que cet « outil » a pu transformer l’homme et l’évolution de son cerveau, à l’image de ce qui s’est passé avec le feu. Pour lui, se pose alors la question des orientations « en conscience » à donner cette fois à ce pouvoir transformationnel de la musique. Les découvertes scientifiques mettent à jour des bénéfices pour la socialisation des populations mais également pour les performances cognitives ou encore la prévention vis à vis de la neuro dégénérescence. Ainsi, qui l'eut cru, un simple joueur du ukulélé pourrait bien se révéler incarner "l'homme augmenté".
lundi 13 mars : Les mouvements émotionnels crèvent l’écran
Un lycéen est assis dos au grand écran installé sur la scène du théâtre de la Licorne, à Cannes-la-Bocca. Pas un son ne filtre du casque qu’il tient sur ses oreilles, mais il écoute sa musique préférée. Une simple électrode est posée sur la peau de son avant-bras. Elle envoie à un logiciel des mesures sur les variations de son rythme cardiaque entre deux battements. En arrière-plan, une ligne numérique jaune entame bientôt une impressionnante ascension. « Nous assistons à un mouvement émotionnel d’environ 40 », commente le Professeur Regis Logier, Docteur Ingénieur en génie biomédical. « C’est beaucoup », souffle-t-il. Le jeune « cobaye » a basculé en quelques secondes dans un état de bien-être intense.
Le conférencier, directeur scientifique au CHU de Lille, vient de faire la démonstration au public de la semaine du cerveau d’une des machines qu’il a développées. Il travaille depuis trente ans sur « ce qui n’est pas réfléchi dans le système nerveux ». Il y a d’un côté la branche « sympathique » du système nerveux autonome, celle « qui accélère les choses », comme la pression artérielle ou la fréquence cardiaque, et de l’autre son corollaire « parasympathique », agissant comme un frein. Ce système biologique s’avère en outre très ancien d’un point de vue évolutif. « La transpiration face à un danger permet de mieux monter aux arbres », illustre Régis Logier. Ce dernier s’est très tôt demandé comment mesurer les mouvements émotionnels, c’est-à-dire l’évolution de l’état du système nerveux autonome entre un état stable et un niveau de « crise », que celle-ci soit positive ou négative.
Son laboratoire a donc breveté des biocapteurs, comme celui fixé sur le bras du lycéen et a développé des algorithmes permettant de relier les petites variations du rythme cardiaque et l’activité du système nerveux autonome. Ce travail connait actuellement des applications dans trois domaines. Une première start’up a commercialisé une machine permettant de réguler l’anesthésie tout au long d’une opération. Mesurer l’évolution des manifestations du stress, ou de la douleur, même quand le patient ne « répond plus », permet notamment de limiter les douleurs post-opératoires. « Cela vaut pour tous les patients qui ne peuvent pas communiquer leur douleur, donc également pour le nouveau-né, le foetus pendant la grossesse et pour l’animal », souligne l’Ingénieur.
Son équipe a ensuite mis au point un système d’auto-gestion du stress. Ses utilisateurs attachent à leur oreille un capteur mesurant le flux sanguin des vaisseaux. Un écran projette l’image d’une plage prise dans une violente tempête. Le logiciel leur impose alors, à la façon d’un métronome, un rythme respiratoire sur lequel se caler… pour faire revenir le soleil. Le paysage évolue ainsi avec le mouvement émotionnel du patient. Le prochain projet, en revanche, n’aura pas d’application en santé. Il transférera ces études au service d’objectifs marketing. Les professionnels de ce domaine voient évidemment les avantages qu’ils auraient à mesurer l’état émotionnel d’un panel de consommateurs, soumis à une bande annonce ou à un produit...
mardi 14 mars : Quand l’émotion persiste
Un cerveau « en bonne santé » suit une ligne de temps. L’émotion (la peur) appartient à l’instant et se situe dans l’action. Le sentiment (l’angoisse) qui en découle obéit à une forme de détachement. Il n’a pas d’objet concret et admet une durée. La pensée cognitive (le mauvais souvenir), enfin, permet la narration. Elle requiert une articulation temporelle des événements vécus.
Ce processus est intimement lié au bon fonctionnement des structures cérébrales. Parmi elles, l’amygdale, un petit noyau très ancien dans l’histoire de l’évolution humaine, fonctionne pour ainsi dire comme une « éponge à émotion ». Plus celle-ci sera forte, plus le cerveau fixera durablement les « mots » (correspondant à des sons, des images) qui lui sont liés et qui sont normalement destinés à construire une phrase, un épisode narratif (ce que l’on pourra raconter). L’hippocampe, un autre noyau, proche du complexe amygdalien, est très impliqué dans cette capacité déclarative. Ainsi, quand l’une ou l’autre de ces structures cérébrales dysfonctionne, le cerveau perd le fil de son histoire et le système nerveux dérape. C’est ce qui se passe par exemple suite à un stress intense. Dans certains cas, l'amygdale, suractivée au moment des faits, ne parviennent plus ensuite à retrouver un niveau de fonctionnement « normal ». Cette altération fonctionnelle crée une hypermnésie émotionnelle. « Dans le traumatisme, même quand la source a disparu, la peur persiste », explique le Pr André Quaderi, chercheur au LAPCOS et psychologue clinicien. Placé en état de vigilance intense, le cerveau, dans un réflexe « primaire », va tout faire pour éviter de se retrouver de nouveau en situation de vulnérabilité. « Il mémorise alors tout l’environnement lié à la situation de peur et identifie peu à peu chaque élément comme un signal de danger », poursuit le psychothérapeute EMDR (1). En découlent les états dits de stress post-traumatiques (ESPT). Cette pathologie s’accompagne également d’une baisse de l’activité de l’hippocampe, avec pour conséquence une impossibilité pour le patient à intégrer son vécu émotionnel à son histoire. En l’absence de narration, le traumatisme se trouve ainsi comme bloqué en dehors de toute temporalité. Il persiste à vif.
Or, face à ce qui pourrait paraître ici comme un excès de mémoire, Alzheimer, décrite comme la maladie de l’oubli par excellence, connaît des altérations cérébrales moins éloignées qu’il n’y paraitrait de celles décrites jusqu’à présent. « Dans ce cas, l’hippocampe est une cible majeure. Il est graduellement altéré jusqu’à destruction complète. Or, c’est lui qui apporte du sens aux émotions. Il permet par exemple de dire de quoi on a peur et ainsi de contenir l’émotion », révèle André Quaderi. Sans cela, l'amygdale tourne pour ainsi dire en roue libre, ce qui crée des troubles du comportement, avec au premier rang l’agitation. « Avec les malades Alzheimer, nous n’avons pas d’autre choix que de privilégier la non information sensorielle. Nous devons créer autour d’eux un environnement doux, serein, bienveillant », assure le chercheur, également ancien directeur d’EPHAD et auteur de plusieurs ouvrages sur l’approche non médicamenteuse dans la maladie d’Alzheimer.
(1) À l’heure actuelle, trois psychothérapies sont reconnues efficaces dans la prise en charge des ESPT : les thérapies par désensibilisation progressive, l’hypnose et l’EMDR (en savoir +).
mercredi 15 mars : une affaire de goût
Un apéritif dressé pour la Semaine Du Cerveau ne ressemble à aucun autre. Le jambon cru a le goût d’une tomate-mozzarella. La pissaladière se déguste à la cuillère dans un nuage de fumée. Avant d’être servies dans des ramequins avec du jambon, les nouilles courraient au sol sur leurs petites pâtes. Le chef David Faure, réputé pour son talent à casser les codes de la cuisine traditionnelle, a une fois de plus surpris les papilles. Sa prestation gastronomique est venue clore la journée dédiée aux relations entre cerveau, émotions et alimentation, organisée le 15 mars à Mouans-Sartoux. L’occasion, également, pour le biologiste Alexandre Benami (Centre des sciences du goût de l’université Bourgogne) et le psychiatre Jérôme Palazzolo (chercheur affilié au LAPCOS), de nous rappeler pourquoi nous avons faim. Or, une fois passées au crible l’ensemble des connaissances acquises en la matière, l’appétit apparaît dans son incroyable complexité. Non content d’obéir à des systèmes de régulation pour maintenir dans une certaine fourchette le taux de glucose, la température corporelle, la masse graisseuse, le cerveau se soumet également à l’influence de nos hormones. La leptine régule ainsi la satiété, la ghréline stimule au contraire l’appétit, quand les hormones sexuelles et celles du stress ajoutent aussi leur grain de sel. Les signaux semblent nombreux au point d’en perdre la tête. Mais le maître en la matière demeure avant tout le plaisir. « La prise alimentaire active la sécrétion de dopamine dans le cerveau, en particulier dans le noyau accumbens », explique le Dr. Palazzolo. S’ajoutent à ce phénomène biologique les renforcements positifs, autrement dit l’envie de renouveler une expérience agréable. Avoir bon appétit suppose donc par exemple d’avoir eu une éducation où l’action de manger se trouvait associée à des phénomènes connotés positivement. De la même façon, « l’histoire que raconte un plat, un vin, si elle me plait, peut me faire oublier que les ingrédients sont des insectes ou me donner l’impression de boire un grand cru », poursuit le psychiatre. Enfin, termine-t-il, « l’environnement, c’est-à-dire le lieu, le cadre, la manière dont on me sert le plat va m’emmener avec bonheur à me laisser manipuler par le chef ».
vendredi 17 mars : Francis Eustache présente le programme 13- Novembre
La mémoire collective est-elle le récit des historiens, une collection d’événements vérifiés, partagés mais « certifiés objectifs »? Est-elle, sinon, la somme des mémoires individuelles, imprécises, mouvantes, subjectives? En regard de ces questions, les souvenirs de chacun dépendent-ils de l’histoire commune?
Depuis une dizaine d’années, deux spécialistes de la mémoire, le neuropsychologue Francis Eustache et l’historien Denis Peschanski cherchent à comprendre comment s’articulent nos rétentions intimes et collectives. Pour faire travailler ensemble les sciences humaines et sociales, les sciences du vivant et de l’ingénierie, les deux scientifiques ont développé une plateforme technologique (équipement d’excellence), baptisée MATRICE (http://www.matricememory.fr/quest-ce-que-matrice/presentation/). Jusqu’au 13 Novembre 2015, le programme de recherche ciblait les vécus hérités de la seconde guerre mondiale et du 11 septembre 2001. Mais après les attentats perpétrés en France, les scientifiques ont souhaité introduire une « troisième mémoire » à leurs travaux : la mémoire traumatique.
Répondant cette fois à l’appel lancé par le président du CNRS, Alain Fuchs, ils élaborent le programme transdisciplinaire 13-Novembre (www.memoire13novembre.fr). Celui-ci s’articulera sur le recueil, pendant douze ans, de témoignages de personnes touchées à différents niveaux par les attaques meurtrières. Les données ainsi collectées seront chaque fois soumises à l‘expertise de sociologues, historiens, psychopathologues, psychiatres, neuroscientifiques, linguistes, juristes, spécialistes de la communication et du traitement des « big datas ».
Le premier volet de l’étude a permis d’identifier les 1000 participants à suivre et de délimiter quatre « cercles » correspondant à autant de profils : les personnes directement exposées (les rescapés des lieux visés et leurs proches, les forces de police, les services des secours et de nettoyage étant intervenus sur place etc.), les riverains et travailleurs des quartiers ciblés, les habitants de Paris et de la région parisienne, ceux des villes de Province (Caen, Metz et Montpellier).
Parmi ces témoins, 200, choisis dans les cercles « 1 » et « 4 » ont été intégrés à l’étude REMEMBER, réalisée au laboratoire de Francis Eustache à Caen. Cette recherche s’intéresse en particulier aux prédispositions des individus à être envahis par des pensées « non pertinentes » et intrusives. Car face à un événement traumatique, certaines personnes vont développer un état d’alerte quasi-permanent vis à vis de stimuli sensoriels a priori anodins, si ce n’est qu’ils sont associés, dans le cerveau de la victime, au drame. Ce symptôme appartient au tableau de l’état de stress post-traumatique (ESPT). Les chercheurs, pour ne pas réveiller la douleur des personnes touchées, ont comparé l’activité cérébrale d’un groupe « ESPT + » et d’une autre, « ESPT - », dans une tache cognitive appelée « think/no think ». Ils leur ont demandé de mémoriser des couples « mot « x »/image d’un mot « y »». Rapidement, la présentation du mot écrit suffit à activer le souvenir de l’image associée. La suite de l’exercice consistait alors à laisser consciemment venir l’association ou au contraire à la bloquer. Les chercheurs disposent maintenant de toute une collection de clichés d’imagerie cérébrale (IRM), qu’il vont devoir analyser avant de pouvoir en dire quoi que ce soit. D’après Francis Eustache, nul doute qu’une étude non similaire mais d’aussi grande ampleur devrait voir le jour à Nice, en réaction à l’attentat du 14 juillet 2016.