Avec CRISPR Cas9, couper dans l’ADN devient facile. Mais pour quoi faire?

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Publié le 18 novembre 2020

Certains mots barbares désignent des révolutions scientifiques. C’est le cas de CRISPR Cas9. Ce système moléculaire fait régulièrement, depuis quatre ans, la une des revues scientifiques. Assimilé à des ciseaux génétiques, il introduit sur les paillasses de biologie la possibilité de « couper-coller » dans le génome, à la manière d’un logiciel de traitement de texte.

En théorie, il permet donc d’éteindre et de corriger des gènes à volonté. Ceci laisse entrevoir des applications thérapeutiques majeures à relativement court terme mais inquiète également les comités d’éthique. Car CRISPR Cas9 fonctionne chez de nombreuses espèces, y compris l’homme, dès les tous premiers stades de développement embryonnaire. Cerise sur le gâteau, le système est facile à « designer » et s’acquiert pour quelques centaines d’euros. A vrai dire, la portée de cette innovation est telle que ses créatrices, les Professeures Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, étaient pressenties dès 2015 pour le prix Nobel.

Avec CRISPR Cas9, elles ont permis d’adapter à un large panel d’organismes vivants, incluant les végétaux et les mammifères, un système étudié depuis plusieurs années chez certains groupes de bactéries (1). Il s’agit d’un mécanisme immunitaire déployé en cas d’attaque virale, notamment chez Streptococcus pyogenes et Streptococcus thermophilus. Les micro-organismes, en présence de l’intrus, intègrent des petits bouts de son ADN à des endroits bien précis de leur propre génome, là où se trouvent des séquences palindromiques. Il s’agit de suites de bases nucléiques, ou de « lettres », qu’il est possible de lire de la même façon de gauche à droite ou en sens inverse (comme dans « élu par cette crapule »). La bactérie crée ainsi des « courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées », soit CRISPR en anglais, pour « Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats ».

Dès lors, ces « paragraphes » insérés dans l’information génétique du micro-organisme, quand ils seront décodés et lus, vont donner lieu à la synthèse de petits brins complémentaires d’un ADN, c’est-à-dire capables de s’appareiller et donc d’interagir avec lui. Ces courtes séquences, lors d’une future exposition au virus, vont reconnaître l’empreinte génétique de l’assaillant et venir s’y coller. À ce moment là, une protéine « ciseau » (une nucléase) va rejoindre le site d’appariement, couper à l’intérieur et ainsi désactiver l’ennemi. Il existe ainsi toute une série de ces systèmes d’immunité acquise, dont un qui sollicite la nucléase « cas9 ». Les chercheuses Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna ont travaillé sur ce dernier, afin de « l’améliorer ». Elles ont déterminé le mécanisme de reconnaissance de l’ADN et conçu un système dans lequel l’ARN « guide », chargé de se poser sur une séquence très précise d’un génome, est lié d’emblée au complexe cas9 (2).

 

Les leçons de la microbiologie

 

Depuis 2012, les chercheurs du monde entier peuvent ainsi disposer de systèmes CRISPR Cas9 « sur mesure ». S’ils souhaitent inactiver un gène, il leur suffit de produire l’ARN guide capable d’interagir de façon spécifique à la fois avec une partie de la séquence cible dans le génome et avec la nucléase. Dans ce contexte, les entreprises de biotechnologie proposent un grand nombre de séquences validées, associées à la cas9 ainsi que les vecteurs permettant leur introduction dans les cellules. Quand la nucléase entre en jeu, sa coupure dans le double brin d’ADN active alors un système d’auto-réparation, inné à toutes les cellules. Celles-ci s’évertuent à recoller les morceaux au moyen de bases de substitution. Mais elles introduisent ainsi généralement des erreurs dans la séquence, avec pour effet de rendre le gène touché inopérant. S’il code pour une enzyme, un récepteur ou un canal, ceux-ci disparaissent ainsi de la cellule. « C’est le meilleur moyen de comprendre leur fonction », explique Jacques Pouyssegur, directeur de recherches émérite à l’IRCAN (Institut de Recherche sur le Cancer et le Vieillissement, Nice). Tout au long de sa carrière, il a croisé génétique et biologie moléculaire dans l’espoir d’éclaircir les phénomènes mis en jeu dans le cancer et ainsi de découvrir et valider de nouvelles cibles pour des médicaments.

Pour lui, utiliser aujourd’hui CRISPR Cas9 relève « de l’évidence ».  Son équipe, a induit en près de quatre ans des « pannes » sur plus de 25 gènes. Les chercheurs se sont intéressés en particulier au métabolisme des cellules cancéreuses. « Elles fabriquent beaucoup d’acide lactique, qu’elles doivent ensuite excréter grâce à un transporteur », précise Jacques Pouyssegur. Pour suivre la cadence, il leur faut davantage de transporteurs disponibles que dans une cellule saine. Les scientifiques ont donc utilisé CRISPR Cas9 pour mettre hors service le « passeur » d’acide lactique, appelé MCT1. Or cela n’a pas influencé la croissance tumorale. Ce résultat posait problème, car l’utilisation d’une molécule inhibitrice du transporteur, en revanche, montrait un arrêt de l’expansion de la tumeur. « C’est ce qu’on appelle un effet off-target (effet secondaire). L’inhibiteur devait en réalité se fixer ailleurs que sur MCT1 », décrypte le directeur de recherche émérite. Son équipe a donc dirigé CRISPR Cas9 sur une variante du transporteur, MCT4. « Avec un double KO, sur MCT1 et sur MCT4, les cellules tumorales stoppent leur croissance, une action que l’on peu reproduire depuis peu avec de nouveaux inhibiteurs spécifiques révèle Jacques Pouyssegur.

En revanche, il n’est pas question selon lui de mettre au point des thérapies à tout-va, intervenant directement dans le génome avec le système CRISPR Cas9. « Nous disposons d’un outil extraordinaire pour la recherche fondamentale. Il nous permet de valider très facilement des cibles pertinentes pour l’élaboration de nouveaux médicaments », souligne-t-il. Des chercheurs de l’Institut de Pharmacologie Moléculaire et Cellulaire (IPMC), également mobilisés sur certains mécanismes du cancer du poumon, reconnaissent « la puissance de cet outil du génie génétique ». « CRISPR Cas9 présente un potentiel fantastique pour la recherche, avec un niveau de simplification remarquable, au point d’être déjà devenu un instrument courant », remarque le Dr Pascal Barbry, directeur de l’IPMC et de l’équipe « physiologie génomique des eucaryotes ». Au sein du laboratoire, Bernard Mari s’intéresse en particulier à la « matière noire »  du génome présente dans les cellules tumorales pulmonaires.

 

Puissant au point d’en devenir banal

 

Il s’agit des ARNs non codants, des brins longs de plus de 200 nucléotides, capables de s’appareiller avec des portions d’ADN et qui, à la différence de l’ARN messager, ne servent pas à fabriquer des protéines à partir du code génétique. « Ils ont été découverts assez récemment et constituent une énorme famille, de plusieurs dizaines de milliers d’entités. Or on ne connaît la fonction que de 1 à 2% d’entre eux », indique le chercheur CNRS. « En revanche, nous avons mis en évidence que l’expression de ces longs ARNs non codants était dérégulée à des stades précoces du cancer du poumon. Certains sont exprimés en condition hypoxique, un environnement pauvre en oxygène fréquemment retrouvé au sein des tumeurs solides. Maintenant, nous voudrions voir les conséquences sur la cellule de leur invalidation. Sont-ils des marqueurs de l’agressivité de certains cancers? Jouent-ils un rôle actif? », développe Roger Rezzonico. Grâce à CRISPR Cas9, l’équipe a pu générer une lignée de cellules déficientes en moins de cinq mois. « Mais les conclusions ne sont pas si évidentes à tirer », nuance le chercheur Inserm. Car les « ciseaux génétiques » ne règlent pas tous les problèmes inhérents à la recherche.

« Pour supprimer les ARNs non codants, il ne suffit pas de couper une seule fois dans le génome. Il faut déléter le gène entier, donc inciser en amont et en aval, au moyen de deux systèmes CRISPR Cas9 », explique Bernard Mari. Or, il est toujours possible pour le guide de se tromper de cible (c’est l’effet « off target »). Même si le risque est ici infime, il se trouve donc multiplié par deux, avec des effets impossibles à anticiper sur la cellule. Qui plus est, les cellules cancéreuses étudiées au laboratoire présentent trois copies du gène cible (au lieu de deux). « Nous nous retrouvons donc face à une soupe de populations hétérogènes, avec un, deux ou trois exemplaires du gène supprimés par CRISPR Cas9. Enfin, dans certains cas, la coupe a pu avoir lieu mais la séquence est revenue se placer au même endroit, parfois à l’envers », détaille encore le chercheur CNRS. « Pour pouvoir envisager quelque chose d’applicable en thérapie, il faudrait une efficacité absolue », estime-t-il.

Au lieu de cela, parfois, le système rate son entrée in vitro dans la cellule ou bien se trompe de cible. « Et après une dizaine d’heures, le CRISPR Cas9 se désagrège sans laisser de traces », signale Jean-Claude Chambard, chercheur à l’Institut de biologie Valrose (iBV). Lui, tente, au moyen des « ciseaux génétiques », de comprendre comment favoriser la conversion du tissu adipeux blanc, chargé de « faire du gras » en adipocytes bruns, très peu présents chez l’adulte et spécialisés dans la thermogenèse. « Dans le tissu brun, les mitochondries s’emballent et utilisent les lipides disponibles pour produire de la chaleur », résume le chercheur. Ce système semble dépendant de l’activité d’un facteur de transcription nommé PPAR gamma. Il s’agit d’un  récepteur dont l’action consiste à activer le décodage de certains gènes des cellules adipeuses. « Avec CRISPR Cas9, j’essaie de cibler les gènes qui contrôlent l’activité de PPAR gamma dans les cellules souches précurseurs des adipocytes », précise Jean-Claude Chambard. Le chercheur, véritablement conquis par le système, voit se profiler une infinité d’applications possibles avec cet « outil » révolutionnaire. « À condition, néanmoins, de dépasser ses limitations actuelles, en améliorant son mode d’introduction dans les cellules à modifier », nuance le biologiste.

 

 

 

Des perspectives thérapeutiques entre fantasme et réalité

 

Car s’il devient banal de couper dans l’ADN, comment ne pas imaginer coller la « bonne » version d’un gène à la place d’une séquence défectueuse, responsable par exemple d’une maladie grave? Il n’y a en théorie aucun obstacle à une telle opération. Le procédé repose sur le mécanisme naturel de recombinaison homologue. Lorsque CRISPR Cas9 parvient à inciser aux deux extrémités d’une cible, un « vide » se crée dans le génome. Dès lors, la cellule va chercher à réparer la coupure. À ce stade, il est possible de lui soumettre des « pansements », comme des gènes « sains ». Leurs extrémités vont être reconnues comme compatibles et la séquence pourra s’insérer facilement à la place de la partie tronquée. Dans un autre registre, des travaux testent également la possibilité d’introduire une résistance dans l’organisme, par exemple pour l’immuniser contre un virus mortel. D’autres recherches concernent encore les moustiques. Elles visent à empêcher les insectes d’être infectés par des parasites responsables de maladies transmissibles à l’homme.

Dans tous ces domaines, des preuves de concept ont parfois été établies, mais au-delà, toute une série de problèmes font aujourd’hui obstacle à la mise en œuvre thérapeutique de CRISPR Cas9. En premier lieu, la question des « off targets » appelle à la prudence. Il est en effet très difficile de mesurer les conséquences d’une coupure réalisée en dehors de la cible. Ensuite, les mutations liées à la réparation de l’ADN, qu’elles soient spontanées ou induites, peuvent éventuellement avoir un effet oncogène. S’ajoutent à cela des obstacles « pratiques ». À priori, la modification de cellules malades par CRISPR Cas9 ne peut actuellement se faire qu’in vitro. Les moyens disponibles pour insérer le système dans les cellules nécessitent en effet de fragiliser leur membrane. Les « ciseaux génétiques » ne devraient donc être utilisés que sur un échantillon de cellules « défectueuses », triées puis réinjectées après transformation. « Plusieurs articles ont montré des approches thérapeutiques in vivo avec des nanoparticules et / ou des virus ou des liposomes. Mais c’est une approche dangereuse et il est encore délicat de cibler un seul organe; c’est pour cela qu’il est plus facile d’envisager la thérapie cellulaire », développe Bernard Mari.

 En décembre 2015 à Washington, les Académies des sciences des États-Unis, du Royaume-Uni et de Chine ont organisé, sous la présidence de David Baltimore (Prix Nobel), une rencontre internationale sur les questions éthiques posées par la technologie CRISPR Cas9. L’une d’elles, et pas la moindre, concernait son utilisation sur les embryons humains. Une telle intervention permettrait peut-être de supprimer les gènes responsables de diverses maladies graves. Mais elle modifierait aussi irrémédiablement la future descendance des enfants à naître de cet embryon. Une perspective jugée pour l’heure inacceptable. « Cette réunion internationale de journalistes et de scientifiques de diverses Académies doit, comme cela a été fait à la fin des années 70 pour la biologie moléculaire, produire sous peu un moratoire avec des règles strictes sur l’utilisation de cette nouvelle technologie chez l’embryon », précise Jacques Pouysségur, qui représentait l’Académie des sciences de France lors du sommet.

 

(1)  voir l’article « The Heroes of CRISPR » de Eric Landers, publié dans Cell                                                                                      http://dx.doi.org/10.1016/j.cell.2015.12.041

le complexe cas9 se compose d’une nucléase posée sur un ARN « de structure », indispensable pour qu’elle adopte la bonne configuration tridimensionnelle et qu’elle soit ainsi active.