Penser ce que nous sommes dans la ville connectée

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Publié le 18 novembre 2020

À l'occasion du 7e salon azuréen Innovative City, UCA News a rencontré Laurence Vanin, Docteur en philosophie et directeur d’une nouvelle chaire d’excellence, unique en France, dédiée aux enjeux de la smart city et rattachée à l’Institut Méditerranéen du Risque de l’Environnement et du Développement Durable, membre d’Université Côte d’Azur.

 

Directeur de la chaire d'excellence smart city : éthique et philosophie

 

UCA News : En tant que philosophe, comment appréhendez-vous le concept de ville intelligente ? Celui-ci renvoie-t-il à la question de la technique et en particulier du numérique, ou invite-t-il à penser un transfert de l’intelligence de l’humain vers son environnement ?

 

L.V :Je pense que nous sommes dans un monde où l’Homme, qu’il soit ingénieur, citoyen lambda, architecte, peintre, ouvrier, est déjà « pris »dans la ville du futur. Une ville connectée qui utilisera tous les moyens modernes et toute l’innovation en matière d’intelligence artificielle, de nanotechnologie, etc. Toutefois, le terme d’intelligence artificielle, à mon sens, pose problème. Nous devrions parler d’intelligence mécanique, au sens ancien du terme. Lorsque nous entrions des données et des procédés dans une machine et, par une sorte de mécanique interne qui correspond presque à des schémas cognitifs, elle fabriquait des liens entre les données créant ainsi une forme de relation entre les choses, établissait des liens entre des données. Mais cela n’a rien à voir avec l’intelligence naturelle, au sens de celle que l’on entrevoit chez l’humain, capable de réflexion et d’inauguration : une aptitude au changement. Pour moi, il y a donc déjà une erreur de notion qui occasionne de la peur chez les individus. Car, que nous reste-t-il si on nous enlève ce qui semblait faire de l’homme un être exceptionnel car doué d’intelligence et de raison Un être qui se distinguait par sa faculté de juger. Surtout, que cette évolution questionne la place de l’homme et invite à repenser cette synergie entre ce que nous sommes et la place qu’on est en train d’accorder à ces machines, auxquelles on donne des prénoms, des apparences d’humains, ce qui fait qu’on développe une empathie sur elles car elles nous miment et génèrent de la sympathie ? Dans un univers de désespoir et de solitude, on n’est plus très loin de ce que le cinéma a pu mettre en scène dans le film « Her » ou dans la série « Westworld ». En tant que philosophe, je me suis donc dit qu’il fallait réfléchir à la ville de demain du point de vue de la connexion, de la sécurité, des transports, de l’aménagement du territoire et du bien-être mais aussi d’ores et déjà du point de vue de la 5e révolution industrielle. Celle qui va mettre en place des robots capables de s’auto-réguler entre eux, peut-être de se réparer entre eux, et à qui il faudra peut-être donner une identité.  Quid de notre liberté si tout est pensé pour nous ou pire sans nous ?

 

UCA News : Vous présidez une chaire d’excellence « smart city : philosophie et éthique ». Lors de la leçon inaugurale de cette chaire, vous avez expliqué que la philosophie posait les questions « avant », quand une chose devient imaginable, alors que l’éthique intervient « après », quand nous avons à composer avec des changements avérés. Dans cet entre-deux, où se situent les villes intelligentes ?

 

L.V :Des smart cities ont déjà commencé à se mettre en œuvre, avec une idée qui est belle pour la philosophe, autour de l’écologie et des énergies propres. L’économie d’énergie, de temps, de moyens, c’est beau. Mais comme on estime avoir relevé le défi technologique, on oublie complètement l’habitat et la notion du bien-vivre. Par exemple, on est en train de bâtir des tours en hauteur, où les gens vont se trouver enclavés. Les cités telles qu’on les avait construites dans les années 70 et dont on ne voulait plus vingt ans après font leur retour. Seulement, elles sont en verre, transparentes. Il y a là pour moi une erreur d’appréciation. Inventer des technologies numériques, innovantes, ne devrait pas constituer une finalité en soit. Il y a un danger à construire une ville connectée et à ne penser que par le prisme de la loi des marchés, ou par le défi technologique visant « toujours plus loin toujours plus haut », si l’on n’y associe pas la question du choix de l’homme et de sa prétention au bonheur dans le vivre ensemble. On accélère l’innovation par esprit de compétitivité, sans se rendre compte qu’on met en place un vaste système dans lequel l’humain va avoir à vivre, à construire du sens, à se mettre en relation avec d’autres, avec la nature, avec les robots. Comment intégrer tout cela si les seules préoccupations sont de produire des objets fonctionnels, esthétiques, efficaces, performants ? Je trouve cette vision réductrice. 

 

 

UCA News : Est-il raisonnable de penser la ville du futur de façon « déconnectée », c’est-à-dire sans penser d’abord la société du futur ?

 

L.V :En premier lieu, il faut se demander quel va être le rôle des humains, ce qu’on va leur proposer comme vie et ce qu’il leur restera à faire. Si on devient des exécutants, on va obéir indirectement à la souveraineté des machines. Il faut préserver la possibilité pour l’humain, à certains moments, de prendre des décisions par lui-même, de changer d’avis, de goûts, d’envies. Or, si l’IA crée autour de moi un décor, une bulle répondant rationnellement à mes données personnelles, je ne suis pas sûre qu’on me montrera un jour autre chose, ni même que dans  ce monde formaté je pourrai encore en avoir l’idée. Et peut-être même que je n’aurai pas le temps d’envisager un autre choix pour moi, parce que je n’en aurai même plus l’envie, je serai comme aliénée à ce qui est déjà pensé pour moi. Et je ne rencontrerai jamais l’individu à côté de moi qui existera dans une autre bulle que la mienne, nous vivrons alors sur le mode d’une coexistence, mais dans des « mondes parallèles », séparés. En philosophie, cette problématique de cohabiter tout en demeurant dans des mondes divergents m’interpelle. Il va falloir habiter ces villes. Et moi quand j’habite un lieu, je le décore, je l’investis, je le métamorphose. Ce n’est pas ma maison qui me demande de m’adapter, de me former à la nouvelle technologie pour savoir comment je marche, mais bien plutôt à moi de lui donner le sens et la fonctionnalité qui me conviennent. Or, en ce moment on est tous en train de se former, d’apprendre comment marche la connexion, le wifi, le bluetooth, comment rattacher sa montre connectée à son téléphone. En fait, on apprend déjà à obéir aux machines, dans un souci de performance et de sécurité. Je veux voir que j’ai dormi tant de temps, si mon cœur bat régulièrement, que je n’ai pas fait d’apnée du sommeil pour m’assurer d’être en forme. On veut un téléphone pour ne pas se perdre en randonnée. On joue vraiment sur les peurs et le prix à payer est de vivre sous tutelle, sous la souveraineté transparente mais efficace des machines. Sans oublier la puissance des GAFAMA … Et bien que, à mon avis, en Europe on a une carte à jouer. Nous pouvons encore mettre en place un système beaucoup plus cohérent, plus soucieux de la préservation des libertés et plus vertueux, en relation avec l’humain. Il va falloir faire vite, mais la zone d’opacité que représentent l’Europe et l’Afrique à l’égard des Géants (GAFAMA) est en réalité une chance. Notre retard nous permet une analyse de ce qui existe déjà. Nous pouvons voir la perversité de leur système et créer un système différent, concurrentiel et efficace qui viendra déstabiliser ce qui existe déjà et surtout fabriquera de la concurrence et affectera le pouvoir que les GAFAMA se sont déjà attribué. Il s’agit de modifier la géopolitique virtuelle…. Dont l’efficacité est bien réelle.

 

UCA News : Le culte des données, avec l’explosion des big datas, pourrait-il rendre l’Homme plus performant mais moins intelligent, en opérant une économie sur la pensée, la prise de décision, l’élaboration de stratégies ?

 

L.V :À force de réduire l’homme à un algorithme, c’est-à-dire à des données, on oublie l’essentiel de ce qu’il est. Personnellement, même si je suis une formule biochimique, je n’ai pas envie qu’on me résume à une formule mathématique. J’avais une intelligence pour aller à l’encontre de ma nature, exercer un libre arbitre, faire des erreurs, et on se rend compte que finalement avec un schéma tout pensé pour nous et avec le calcul, on place devant nous nos futurs désirs. Finalement, on anticipe déjà sur ce qu’on n’a pas encore eu le temps de méditer ou de réfléchir, ni même de vouloir, ce qui fait qu’au bout du compte, on risque de s’enfermer dans une vie uniforme et individualiste. 

 

UCA News : Vous avez suivi l’enseignement de Clément Rosset, qui a consacré sa vie philosophique à penser le réel. Il dit notamment de celui-ci qu’il est direct, qu’il nous prend par surprise, déjoue nos attentes. Il est ce à quoi on ne peut jamais échapper faute d’en avoir une connaissance exhaustive. Dès lors, l’intelligence artificielle pourrait-elle provoquer une sorte d’effondrement du réel ?

 

L.V :Clément Rosset met toujours le réel en rapport avec un autre concept, celui du double. Il dit que s’il existe une zone d’opacité pour moi et que celle-ci est sans limites, mais qu’elle reste une zone de possibilités, le double au contraire renvoie à des référents. À la différence de Platon pour qui le sensible n’est pas le réel et même nous trompe, Clément Rosset place les représentations « en arrière de la vision directe des choses ». Il est en cela plus proche des stoïciens et de Schopenhauer. Ça veut dire qu’il faut tout le temps reconstruire son monde dans un monde de données qui lui-même est tout le temps en train de changer. Or, aujourd’hui, le monde qu’on nous propose est un monde de données toujours prévisibles, donc qui n’intègre pas le changement, et dans lequel on ne sera pas à même de se recomposer. Il y a alors un danger d’effondrement du réel et même d’effondrement de la possibilité d’être dans le réel. 

 

UCA News : En quoi va consister la chaire smart city : éthique et philosophie, inaugurée au printemps ?

 

L.V :Nous avons signé la convention le 23 février, l’inauguration de la chaire a eu lieu le 3 mai en présence de Monsieur Estrosi, donc en fin d’année scolaire. Nous avons depuis lancé un cycle de conférences, afin d’aborder les questions générales mais pour la rentrée je travaille à la mise en place d’un ensemble de formations. Les enseignements de la chaire, gratuits et ouverts à tous, auront lieu un lundi sur deux à l’Institut Méditerranéen du Risque, de l’Environnement et du Développement Durable (IMREDD). L’équipe à laquelle est rattachée la chaire (*) est unanime sur le fait qu’on ne peut pas se permettre de parler de ces choses-là sans impliquer le citoyen. Or, ce dernier, par manque d’information, dit tout et n’importe quoi sur ces sujets. Il y a donc un travail de vulgarisation à faire autour des notions de smart city, d’intelligence artificielle, d’homme augmenté. Il faut aussi dire ce qu’on entend en terme d’emplois associés au projet de ville intelligente. Dans les entreprises, on va proposer des journées de formation pour les cadres et l’ensemble des personnels, de l’ouvrier au cadre supérieur, dont les fonctions vont changer avec la robotisation. Ensuite, on va travailler à intégrer des modules dans diverses formations de l’université. Enfin, on organisera des colloques scientifiques, des séminaires, et des formations diplomantes. D’abord des Diplômes d’Université (DU), puis des formations qui amèneront progressivement aux nouveaux diplômes pour les métiers de demain. Car pour ces étudiants, il sera alors peut-être déjà temps de penser l’obsolescence de la smart city ! Nous travaillerons à cette fin en pluridisciplinarité, avec des chercheurs et des scientifiques locaux, mais aussi extérieurs. Le projet est innovant, les enjeux sont importants et je me félicite que la philosophie puisse intégrer l’ensemble des problématiques associées aux technosciences…. Pour une autre vision et élargir le champ de nos possibles !

 

(*) Au niveau académique, la chaire est rattachée à Université Côte d’Azur, à la fondation UCA et à l’IMREDD. Des entrepreneurs niçois sont également partenaires : UIMM06, Electronie, Resistex, Ragni, Emr, Expressions Parfumées. 

 

Laurence Vanin a publié Le secret du Petit Prince, la philosophie du mouton et Rebelle, vers une révolution éthique aux Éditions Ovadia. 

contact : lvanin@unice.fr

http://philosophiedelasmartcity.fr