Inédit, l’épisode méditerranéen du 2 octobre fera cas d’école

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Publié le 18 novembre 2020 Mis à jour le 22 novembre 2020

Les pluies qui se sont abattues le 2 octobre sur les Vallées de la Vésubie, de la Roya et de la Tinée ont été d’une intensité encore jamais mesurée de mémoire d’instrument. Or les modèles prédisent une augmentation de la survenue des pluies intenses et des crues sur les côtes méditerranéennes. L’analyse des données enregistrées et recueillies sur le terrain mais aussi celle de la dynamique de la catastrophe sont donc indispensables pour préparer au mieux les territoires aux différents scénarios qui pourraient advenir.

On a vu des routes s’effondrer sur elles-mêmes. Quelques objets désuets, miraculeusement épargnés sur des terrains privés subsistent là où les maisons ont été emportées. Des villages entiers retrouvent un lien avec le reste du monde au seul rythme des allers et venues d’ hélicoptères tractant des caissons de première nécessité. D’imposants amas de troncs d’arbres emportés par les courants sont venus terminer leur course sur les plages du littoral comme pour témoigner ici de ce qui s’était passé « là-haut » le 2 octobre dernier, dans les vallées de la Tinée, de la Roya et de la Vésubie. Ces trois territoires des Alpes-Maritimes ont subi de plein fouet un épisode météorologique propre aux reliefs méditerranéens. Attendues en cette saison, les pluies intenses sont dues à l’accumulation sur les sommets de remontées humides en provenance de la mer. Récemment, elles ont déjà sinistré la région le 3 octobre 2015 puis à trois reprises en 2019 : le 23 novembre, le 1er et le 20 décembre. « On prévoit une augmentation de la fréquence de ce type d’épisodes, avec différentes perspectives allant jusqu’à un doublement », prévient Pierre Brigode, Maître de Conférences, hydrologue au sein de l’équipe Risques au laboratoire Géoazur et Directeur du département Génie de l'Eau de Polytech Nice Sophia, à Université Côte d’Azur. 

De telles estimations sont réalisées au moyen de modèles, c’est-à-dire des équations mathématiques intégrant les données dont on dispose et permettant d’élaborer différents scénarios dont nous pouvons également estimer la probabilité de devenir réels. En revanche, actuellement, lesdits modèles ne permettent pas de prévoir si l’intensité des phénomènes méditerranéens connaîtra la même progression. « Le 2 octobre, le pluviomètre de Saint-Martin Vésubie aurait enregistré un cumul inédit de 500mm de pluie en une journée. Cela n’avait jamais été enregistré depuis sa mise en service, il y a plus de 60 ans. Le deuxième cumul le plus fort enregistré sur cette période était moitié moins élevé, avec 213mm sur 24h. Qui plus est, une portion immense des bassins versants n’est pas équipée de pluviomètres, donc il est tombé potentiellement bien plus à côté du site d’enregistrement », révèle Pierre Brigode. Les données comme celles transmises par ce pluviomètre sont indispensables à son travail de recherche, malheureusement elles restent rares en raison de matériel insuffisamment déployé sur le terrain. 

Seulement une vingtaine de pluviomètres sont en effet répartis sur l’ensemble du département, littoral compris, car « l’observation coûte cher », souligne le scientifique. Pour essayer de compenser le peu de données quantitatives et historiques dont il dispose, il croise donc différentes approches. Des membres du laboratoire Géoazur sont montés dans les vallées pour compléter ce qui a déjà pu être télétransmis par les pluviomètres, les stations météorologiques et le radar du Mont Vial. « En rivière il y a des capteurs de hauteur d’eau. Nous espèrons les retrouver…il y a également une chance de pouvoir récupérer des informations stockées dans des pluviomètres et qui n’ont pu être transmises. Raphäel Chochon, un des doctorants de l’équipe, a ainsi pu récupérer les données des pluviomètres installés dans la Roya dans le cadre d’un projet de recherche franco-italien sur les ressources en eaux de cette vallée (Concert’Eaux) , et nous comptons aussi sur le réseau des pluviomètres amateurs », explique Pierre Brigode. Un autre aspect de son travail consistera à analyser la récurrence de telles crues sur des temps plus longs, d’abord en étudiant les documents d’archives narrant des phénomènes d’inondations et de crues lors des dernières centaines d’années. Pour remonter à des temps encore plus longs, une campagne de carottage des fonds marins à l’embouchure du Var et de la Roya a également été organisée en urgence par plusieurs membres du Laboratoire Géoazur. Les carottes sédimentaires permettent en effet de remonter à des temp encore plus longs. Cette campagne, nommée SEALEX (Searching for Alex) aura lieu en novembre 2020. 

"nous sommes aujourd’hui face à un cas d’école que nous allons, je pense, étudier pendant des années"

« Des traces de crues extrêmes peuvent être retrouvées sur un temps beaucoup plus long, de l’ordre des milliers d’années, dans des carottes sédimentaires, prélevées dans des lacs ou en mer.  On peut y observer par endroits, à la place des sédiments fins qui se déposent de manière classique, de plus gros galets qui ne pourront être là que parce qu’ils auront été déplacés par des volumes colossaux d’eau. On pourrait même dire que l’intensité de la crue aura été proportionnelle à la taille des cailloux que l’on aura trouvé », illustre l’hydrologue. « Mais pour revenir à l’épisode du 2 octobre, nous sommes aujourd’hui face à un cas d’école que nous allons, je pense, étudier pendant des années » souligne-t-il encore. Les différents relevés réalisés seront d’ores et déjà cruciaux pour tester la validité des modèles élaborés en amont, notamment au moyen de techniques d’extrapolation. « La plupart des modélisations sont réalisées à partir de la pluie pour modéliser le débit des rivières, leur augmentation dans le temps et la quantité d’eau qui transite dans les vallées. Mais comme on ne dispose pas de ces données partout et avec le recul historique nécessaire permettant de faire des simulations cohérentes, on développe des techniques qui visent à extrapoler ce peu de données », explique Pierre Brigode. 

Lorsqu’arrive un épisode méditerranéen, une façon de savoir si les modélisations sont cohérentes est alors de vérifier si quand on y intègre les paramètres réels, relevés sur le terrain, elles reproduisent bien ce qui s’est produit. Pierre Brigode, en collaboration avec Sorbonne Université, à Paris, a ainsi développé un modèle permettant de reproduire la crue de la Brague de 2015. Il s’apprête maintenant à vérifier si ce modèle fonctionne encore pour ce qui vient d’arriver  dans la Vésubie et la Roya. Car même s’il demeure impossible de prédire très exactement où et quand les pluies intenses s’abattent, ni dans quelles proportions, cela permet de mieux préparer les populations, les décisionnaires politiques et les services de secours et de gendarmerie. « L’un de mes objectifs de recherche est de produire de la modélisation qui soit opérationnelle dans des temps de calcul raisonnables pour être quasi utilisable en temps réel », souligne l’hydrologue. Faute d’avoir su précisément ce qui allait se produire plusieurs heures avant l’événement, la gestion de crise pour l’épisode du 2 octobre a néanmoins été efficace, avec un déploiement massif des services institutionnels et opérationnels, estime Damienne Provitolo, Directrice de recherche au CNRS, responsable de l’équipe Risques de Géoazur. 

Spécialiste des phénomènes catastrophiques complexes, cette géographe insiste sur la difficulté qu’il y a à agir sur un événement  imprévu, à dynamique rapide, brutal et multidimensionnel. « Le 2 octobre, nous avons eu affaire à une manifestation climatique (la tempête Alex), hydrologique (les crues rapides), géologique (les glissements de terrain). De plus, comme c’est une catastrophe, elle ne s’est pas produite sur un terrain désertique… S’ajoutent donc des dimensions humaines, matérielles, économiques, financières, sociales et même politiques », illustre Damienne Provitolo. « En plus de cet aspect multidimensionnel, la complexité de ces événements est souvent liée à ce que nous appelons en géographie des logiques dinterdépendance et de désorganisation des réseaux vitaux (de communication, d’énergie, d’eau). Quand ils rompent ou sont endommagés, cela augmente les vulnérabilités des territoires et des populations et complexifie davantage lintervention sur le terrain en créant des réactions en chaîne, des effets dominos », souligne-t-elle. Dans ce contexte, ce qui a été particulier par rapport à la tempête Alex, est l’importance des réseaux et du bâti dans des zones « particulièrement vulnérables », où paradoxalement la présence d’ouvrages de défense a parfois pu donner à la population un faux sentiment de sécurité.

« Il faut sensibiliser les populations des rives de la Méditerranée au fait que nous vivons sur des territoires restreints, avec peu de place pour les anthropiser »

Si on compare cet épisode avec celui qui a touché le littoral en 2015, la dimension géographique prend également tout son sens. « Sur le littoral, on est sur une plaine donc on a du dommage matériel mais rarement des maisons emportées. Dans la mesure du possible, la population peut se mettre à l’abri dans les étages d’immeubles ou de maisons. Ici, la configuration territoriale se révèle complètement différente. Entre les débits solides de ce qui était arraché et les courants liquides, des pans entiers d’habitats ont été emportés », rappelle la chercheuse. Comme elle étudie les dynamiques en place lors des catastrophes complexes, elle s’interroge par ailleurs sur la présence de véhicules sur les routes au pire moment, alors que la préfecture avait déclenché une vigilance rouge la veille de l’épisode méditerranéen. « Ces déplacements étaient-ils liés au travail ? Le secteur privé a-t-il appliqué les recommandations en vigueur en demandant à ses salariés de rester chez eux ? », s’interroge-t-elle.  Quant au temps nécessaire à la résilience des trois Vallées, Damienne Provitolo prévoit qu’il sera assez long et qu’il faudra composer entre logiques d’aménagement du territoire et logiques des risques. 

En quelques mois, les infrastructures seront reconstruites ; la circulation des flux, les déplacements pourront alors se faire. « La population redeviendra autonome, ce qui est une composante importante. En revanche, les personnes impactées sur les biens matériels auront à se demander où reconstruire… Il faut sensibiliser les populations des rives de la Méditerranée au fait que nous vivons sur des territoires restreints, avec peu de place pour les anthropiser. Or au lieu de cela on observe une forte pression de construction. On a accepté il y a 40 ans et encore récemment des constructions sur des zones exposées aux risques », estime Damienne Provitolo. Les communes disposent des plans de prévention des risques naturels, les PPRN, un outil réglementaire d’Etat qui existe depuis 1995 et se décline par origine d’aléas. Ils délimitent des zones constructibles ou inconstructibles sur les territoires, mais toutes les communes de France n’en ont pas. «  Si nous nous en référons aux informations publiques fournies sur le site internet officiel du gouvernement, les états de prescription et d’approbation des PPRN dans différents villages des trois vallées sont variés. Breil-sur-Roya par exemple ne dispose pas de PPR Inondation mais d’un PPR Mouvements de terrain depuis 2015. A Saint-Martin-Vésubie, le PPR crues torrentielles et avalanches a été approuvé en 2010. Quant à Roquebillière, le PPR concernant les mouvements de terrain et les inondations est prescrit depuis 2001 mais il n’est toujours pas approuvé en 2020. Des maisons ont donc bien évidemment été construites ces quarante dernières années dans des zones identifiées aujourd’hui comme non constructibles. On comprend d’ailleurs bien avec ces exemples que les PPR sont des plans difficiles à appliquer, d’où la lenteur de leur élaboration », remarque la géographe. 

En marge de cela, « il va y avoir de vrais traumatismes à traiter. L’accompagnement psychologique sera primordial. Nous sommes au niveau des attentats de juillet 2016 », souligne celle qui étudie autant les catastrophes naturelles que technologiques ou terroristes. Enfin, la rupture des réseaux de communication, d’énergie et d’eau a montré l’opportunité qu’il y aurait à les rendre redondants et les plus connexes possibles. La ligne  de train Nice-Cuneo, menacée de fermeture de longue date, montre par exemple plus que jamais son utilité, tout comme le « train des merveilles », qui dessert la vallée de la Roya. En conclusion, Damienne Provitolo rappelle que « la résilience c’est l’adaptation, pas l’oubli. Aux 17e, 18e, 19e et 20e siècles, se sont produits des événements catastrophiques dans les vallées. Mais c’était il y a longtemps… » La géographe a ainsi entamé il y a trois ans un projet de recherche interdisciplinaire associant également des acteurs institutionnels et opérationnels tels que la DDTM 06 et le SDIS 06, projet financé par l’Idex UCA JEDI de l’Université Côte d’Azur puis par l’ANR, portant cette fois sur lanalyse des comportements humains pendant les catastrophes. « Nous mettons en situation les populations en les immergeant dans des situations de catastrophes sur le terrain, au moyen de matériel de réalité virtuelle comme des lunettes 3D », explique-t-elle.  Ces données d’observation viennent ensuite alimenter des modélisations mathématiques des dynamiques comportementales.

La place de l’Intelligence Artificielle dans la prévention des risques 

L’IMREDD, Institut d’innovation et de partenariats autour des thèmes de l’environnement du risque et du développement durable, souhaite tester les possibilités de l’intelligence artificielle pour aider à prendre des décisions et à prédire des problématiques de risques naturels. Les ingénieurs de l’Institut se sont  inspirés pour cela d’une enquête élaborée par le bureau des Nations Unies pour la réduction du risque et des catastrophes. Ils ont rencontré les représentants d’une dizaine de communes afin de connaître leurs problèmes et préoccupations vis à vis des risques naturels comme les inondations. Parmi les localités sondées, figurent des villes denses du littoral, comme Nice et Cannes mais aussi de plus petites du Haut et Moyen-Pays, comme Saint-Martin-Vésubie et Roquebilière, entendues fin septembre… « Nous avons l’ambition de dresser un état des lieux du fonctionnement des communes avant, pendant, et après un éventuel épisode catastrophique », explique Pierre-Jean Barre, le directeur de l’IMREDD et responsable du projet Risques Naturels 06. L'Institut leur a donc soumis 118 questions pour sortir 708 réponses à partir desquelles les ingénieurs de l’Institut ont pu évaluer différentes dimensions allant de la préparation à la catastrophe à la capacité de résilience. « On a imaginé un outil pour appréhender la problématique sous différents angles. Une question devait nous fournir un important éventail d’informations », reprend Pierre-Jean Barre. « En fonction du besoin exprimé par les communes, nous avons identifié toutes les bases de données qui pouvaient être intéressantes. Par exemple celles de Météo France, mais aussi du Syndicat Mixte pour les Inondations l’Aménagement et la Gestion de l’Eau maralpin, le SMIAGE, celles du département, de la métropole, les éléments d’architecture, le degré d’urbanisation. Nos ingénieurs  les ont alors croisés avec des algorithmes d’Intelligence Artificielle pour en sortir de nouvelles informations », développe le directeur de l’IMREDD. Pour le moment, la première étape, initiée il y a un an s’arrête là. Elle ouvre exclusivement sur des pistes de réflexion. Des cartographies illustrent par exemple la répartition des habitants de plus 85 ans exposés au risque, celle des personnes employées dans des bâtiments exposés, les hôtels et les campings les plus vulnérables.
La suite du projet, amené à durer encore au moins trois ans, permettra en revanche à l’IMREDD d’identifier quels nouveaux services il pourrait rendre aux territoires, sans se substituer aux acteurs habituels. À l’aube de cette nouvelle étape, l’Institut s’appuiera sur les chercheurs de laboratoires comme Géoazur, ESPACE, Inria, i3s ou encore le LEAT pour développer des solutions à partir de leurs connaissances.

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