le 30 mars 2020
Par Jean-Sylvestre Bergé, Professeur de droit à UCA (CNRS GREDEG), membre de l’Institut universitaire de France
Le droit et l’étude des phénomènes
Le droit est un peu son propre monde. Il n’est pas le reflet le plus exact possible de la réalité. Il construit, selon des voies spécifiques, un ensemble de règles capables d’appréhender un réel plus ou moins bien défini.
Cet état général des choses n’interdit pas au juriste de s’intéresser aux phénomènes qui l’environnent. Il n’y a pas chez lui un déni généralisé de la réalité, bien au contraire !
Il peut conduire cette démarche seul, c’est-à-dire utiliser l’ensemble des méthodes et solutions juridiques pour appréhender les faits qui se présentent à lui. Il peut aussi le faire de manière pluridisciplinaire, en s’associant à d’autres disciplines pour essayer de comprendre le monde dans lequel il évolue (pour une illustration de cette double démarche, voir la journée d’études « Émotion et sciences » de l’IFR Interactions - UCA - été 2020).
Les phénomènes de circulation totale au-delà du contrôle
Parmi ces phénomènes, la crise sanitaire provoquée par le COVID-19 peut être comprise comme la manifestation d’une circulation totale au-delà du contrôle.
Cette forme extrême de circulation fait l’objet du projet de recherche IUF IFITIS (projet senior 2016-2021).
De quoi s’agit-il ?
L’activité humaine a profondément modifié les mouvements de circulation. À l’origine, ces mouvements dépendaient étroitement de l’environnement naturel : vents, courants marins et fluviaux, déplacement de matières, d’organismes vivants, etc.
Aujourd’hui, la situation est totalement différente. Les flux de circulation sont de plus en plus étroitement liés à l’action humaine : transports à grande échelle de marchandises et de personnes sur route, fer, mer, fleuve et dans les airs, production massive de nouveaux biens amenés à circuler (déchets), dématérialisation fulgurante des flux (données, argent).
L’illusion du contrôle
Plus encore que pour les circulations naturelles que l’homme a tenté de canaliser avec le succès relatif que l’on connaît, les circulations produites par l’activité humaine se nourrissent d’une illusion de contrôle.
Parce que l’homme est à leur origine, le sentiment est très largement partagé qu’il lui suffit de stopper son action pour que cette circulation cesse effectivement.
De très nombreux dispositifs ont été construits autour de cette idée de contrôle. La circulation des déchets, des données, des capitaux, tout doit pouvoir être étroitement contrôlé par l’homme.
Cette idée de contrôle est une illusion.
Les acteurs du monde (États, entreprises, individus notamment) sont de plus en plus souvent dépassés par les mouvements de circulation qu’ils ont pourtant eux-mêmes provoqués.
Un premier exemple majeur : les gaz à effet de serre
Les gaz à effet de serre sont un exemple majeur de cette situation de perte de contrôle. L’activité humaine produit des émissions de gaz qui, une fois libérées dans l’atmosphère, échappent au contrôle de l’homme. Ces gaz s’accumulent et circulent tout autour de la planète, sans possibilité pour celui qui a libéré le gaz de le récupérer.
L’action des parties prenantes consiste, d’une part, à attendre que le temps (très long) fasse son office de dissipation des gaz existants et, d’autre part, à tenter de réduire les émissions présentes et futures. Mais même sur ce dernier point, l’action des acteurs demeure très fortement contrainte. Il ne suffit pas, par exemple, qu’un pays, une entreprise ou un individu se montre exemplaire en termes de réduction d’émissions. L’ensemble des acteurs doivent se mobiliser en ce sens, si l’on veut que la réduction des émissions produise les effets globaux escomptés.
COVID-19 ou l’illustration « en direct » de notre perte totale de contrôle
L’électrochoc mondial suscité par la propagation du coronavirus « COVID 19 » dès l’automne 2019 est un troisième exemple de circulation totale produite par l’homme et qui échappe dans une large mesure à son contrôle.
L’origine anthropique de l’épidémie du COVID 19 ne fait guère de doute même si le scénario précis de sa première transmission à l’homme reste soumis à discussions. L’activité humaine, la modification qu’elle entraîne des écosystèmes (par ex., la déforestation massive) est, en effet, à l’origine de la propagation du virus qui, sans ces perturbations humaines, serait très certainement resté confiné dans son environnement naturel.
La circulation du virus à l’échelle mondiale - la pandémie - est également étroitement liée à l’activité humaine. La transmission de personne à personne largement encouragée par l’ensemble de nos mouvements petits ou grands, d’autres vecteurs favorables, telle que la circulation des microparticules polluantes, nous placent, nous individus, au cœur du processus de propagation.
Cette dernière est à proprement parler hors de contrôle. De saut en saut, les acteurs publics et privés prennent acte de leur perte inéluctable de contrôle. On essaye d’abord d’isoler les cas, ensuite de confiner les populations et, au final, on observe que la pandémie passe comme une gigantesque vague que personne ne peut arrêter. Tous les efforts se concentrent alors sur la minimisation des effets dévastateurs mais plus personne n’évoque sérieusement la possibilité de stopper le flux.
L’incroyable collusion des cols blancs, des populations et des scientifiques
Pourquoi n’anticipons-nous pas cette incapacité à contrôler des mouvements de circulation que nous provoquons ? L’explication est sans doute à rechercher dans la situation incroyable dans laquelle nous nous trouvons où l’ensemble des acteurs en présence a, chacun pour des raisons qui lui sont propres, un intérêt à ne pas discourir sur l’hypothèse d’une circulation totale au-delà du contrôle.
Les cols blancs, c’est-à-dire les gouvernants qui sont à la tête des grandes organisations publiques et privées, nationales, régionales et multinationales, ne peuvent faire l’aveu public de leur impuissance, en expliquant que la situation, ici les flux de circulation, échappent à leur contrôle.
Les populations ne veulent jamais croire au pire. L’idée qu’elles puissent être submergées par un environnement au développement duquel elles contribuent par leur action quotidienne la plus anodine, est totalement anxiogène. Elles ne veulent pas entendre parler d’une circulation totale au-delà du contrôle, préférant prêter l’oreille au discours rassurant, fût-il totalement faux, selon lequel la situation est sous contrôle.
Les scientifiques, entendus au sens large (sciences dures, sciences humaines et sociales, sciences fondamentales, sciences appliquées), ont également leur part de responsabilité. Traiter de ce qui échappe au contrôle est pour eux difficile dans la mesure où l'on ne sait pas bien parler de ce que l'on ne mesure pas précisément. Pour le COVID-19, cette mesure n’interviendra dans le meilleur des cas… qu’a posteriori.
La circulation totale au-delà du contrôle : un nouveau paradigme
Cet état général des choses doit être contrarié par la considération générale que les mouvements de circulation provoqués par l’homme gagneraient à être mieux compris s’ils étaient replacés dans un environnement global fait d’échappement. A l’idée selon laquelle « tout peut être contrôlé si l’on s’en donne les moyens » serait substitué un nouveau paradigme selon lequel le contrôle de l’homme s’exerce nécessairement dans un environnement global qui échappe à sa maîtrise.
Il ne s’agirait pas tant d’imposer à la réalité un nouveau concept que de redonner aux acteurs une meilleure intelligence de cette réalité immanente, en les laissant s’imprégner des multiples facettes du phénomène nécessairement complexe et protéiforme de circulation totale au-delà du contrôle.
En somme, il s’agirait de reconsidérer le point de départ de nos analyses actuelles sur la circulation, notamment en cas de pandémie de type COVID-19. Plutôt que de les laisser reposer sur l’illusion qu’un contrôle total par l’homme est possible, il s’agirait de s’attaquer d’emblée à cette réalité de l’échappement et de refonder les analyses juridiques.
Refonder les savoirs au départ des phénomènes complexes de circulation : le cas du droit
Dans ce travail de reconstruction juridique au départ de la grille de lecture offerte par l’hypothèse bien réelle d’une perte totale de contrôle des flux de circulation que nous provoquons, deux grandes pistes peuvent être envisagées.
La première piste consiste à conduire une épistémologie nouvelle des circulations en droit. Deux démarches peuvent à ce titre être utiles. La première se veut « antécédente » : comme juristes nous nous interrogeons sur l’ensemble des a priori qui sont les nôtres en droit à propos des circulations ordinaires ou extraordinaires (comme c’est le cas avec COVID-19). La seconde se veut « modale » : comme juristes nous essayons d’établir une topographie des modalités de la circulation de nature à transformer en profondeur les analyses juridiques. Dans le projet IFITIS, nous avons ainsi identifié cinq a priori (magique, politique, social, ontologique et fondamental) et trois modalités (la circulation en tant que telle, la circulation transformative et la circulation comme espace de flux).
La seconde piste se donne pour ambition de repenser le droit au-delà du contrôle. À la question de savoir « qui contrôle quoi ? » doit prendre place celle de savoir « qui supporte le défaut de contrôle ? ». A la question de savoir « quels droits absolus sont les nôtres ? », doit prendre place celle de savoir « dans quelle proportion notre environnement nous permet d’exercer nos droits ? ».
En définitive, il faut placer très haut dans l’échelle de nos constructions juridiques, notre propre impuissance à contrôler une part significative des situations en mouvement qui se présentent à nous.
Et comme pour le COVID-19, ce n’est pas rien !
Quelques liens :
- Coordonnées de l’auteur : mail : jean-sylvestre.berge@univ-cotedazur.fr - blog : www.universitates.eu
- Sur le projet de recherche IFITIS (IUF senior - 2016-2021) : http://www.universitates.eu/jsberge/?p=21027
- Pour une courte vidéo explicative de manière de poser en droit la question de l’illusion du contrôle des flux : https://www.youtube.com/watch?v=PpiF7YS-YGI
- Sur l’organisation par l’IFR « Interactions » (UCA) d’une journée pluridisciplinaire d’études sur le thème « Emotion et sciences » (journée prévue initialement le 9 avril et reporté à l’été 2020 probablement) : http://www.universitates.eu/jsberge/wp-content/uploads/2019/12/Appel-%C3%A0-contribution-2020-IFR-Interaction-UCA-Site-Trotabas-v2.pdf
- Pour une sélection d’articles proposée par La Vie des Idées sur les multiples facettes des épidémies : https://laviedesidees.fr/Les-visages-de-la-pandemie.html