Exponentielle, Covid-19, et climat

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Publié le 18 novembre 2020 Mis à jour le 15 janvier 2021
Date(s)

le 26 mai 2020

Iceberg qui se rapproche de la terre
Iceberg qui se rapproche de la terre

L’inaction face au changement climatique n’est plus compréhensible.

Par Aurélien Crida, Maître de Conférences, UMR Lagrange (Observatoire de la Côte d'Azur). Équipe planétologie

aurelien.crida@oca.eu

En mars, j’ai reçu cette petite blague par internet (figure 1 ci-contre) :

 illustration 1

Le temps passé à regarder des courbes exponentielles augmente lui-même de façon exponentielle depuis début 2020. Et ça continue puisque vous regardez ce graphe en ce moment même ! Hélas, l’objet de ce trait d’humour n’est pas drôle puisque les courbes que nous regardions tous avec angoisse au premier trimestre étaient celles du nombre de malades ou de morts de la Covid-19. Il est désormais établi qu’en l’absence de mesures de distanciation physique, la maladie se propage de manière exponentielle1, c’est-à-dire que le nombre de cas double à intervalles réguliers : tous les 2,6 jours environ dans quasiment tous les pays touchés2.

Face à cette situation effrayante, nous avons réagi en stoppant presque toute notre activité économique et sociale lorsque la France comptait environ 200 morts. Cela a permis de mettre fin à la propagation du virus (la cause), mais le nombre de morts (l’effet) a continué à croître de manière exponentielle pendant plus de deux semaines ! En effet, les personnes décédées avant début avril avaient attrapé le coronavirus avant le confinement, puisqu’il y a une vingtaine de jours entre la contamination et le décès. La croissance exponentielle combinée au délai entre la cause et l’effet a donc des conséquences dramatiques : nous en sommes à environ 30 000 morts. Eussions-nous réagi 2,6 jours plus tôt, le nombre total de victimes aurait été divisé par 2 puisque le nombre de malades aurait été deux fois plus petit au début du confinement. Et on gagne un facteur 4 pour une action cinq jours plus tôt, 8 pour une huitaine de jours de décalage, etc. Inversement, si nous avions commencé à confiner une semaine plus tard, nous déplorerions aujourd’hui plus de 200 000 morts.

Malheureusement, les humains ne semblent réagir que lorsque les effets sont déjà importants. Qui aurait accepté de restreindre les déplacements, d’interdire les rassemblements, et d’engager le pays dans une grave crise économique début mars, alors que la Covid-19 avait tué moins de 10 personnes ? C’est pourtant ce qu’il aurait fallu faire pour éviter des milliers de victimes, et cela aurait même probablement permis un confinement moins long. En effet, si l’on considère un taux de mortalité de 0,5 % et un délai de 19 jours3, 200 décès au 17 mars correspondent à 40 000 personnes touchées le 27 février. L’épidémie était déjà là, rampante, invisible (voir figure 2a)...

illustration 2 


Illustration 2: Évolutions comparées du développement de la Covid-19 (panneau a) et du réchauffement climatique (panneau b). La similarité des dynamiques est frappante, avec une cause en croissance exponentielle (caractérisée par une ligne droite dans l’échelle logarithmique de l’axe vertical), dont les effets apparaissent avec un décalage temporel.

Il est un autre phénomène à croissance exponentielle dont les effets néfastes sont décalés dans le temps : les émissions de gaz à effet de serre. Celles-ci doublent tous les 35 ans environ depuis le début de la révolution industrielle (soit une augmentation moyenne de 2 % par an). Les températures augmentent de manière sensible depuis les années 1970 environ, et les effets du dérèglement climatique sont désormais perceptibles de tous, alors que nous sommes environ 1°C au dessus des valeurs de l’ère pré-industrielle (voir figure 2b). Si nous cessons toutes nos émissions maintenant, prédit le GIEC, la température continuera d’augmenter (comme les morts du coronavirus ont continué à s’ajouter après le confinement) jusqu’à environ +1,5°C. Si nous continuons à émettre toujours plus de CO2, la hausse de la température sera absolument catastrophique, rendant la planète inhabitable à la fin du siècle.4

Face à la crise, face à l’urgence, nous avons été capables de faire passer la santé d’abord, « quoi qu’il en coûte » selon les mots du président de la République. Ce qui il y a encore 3 mois paraissait impossible (creuser la dette, passer au télétravail généralisé, produire et consommer moins) est désormais fait. C’est une source d’espoir. Car dès lors, l’inaction face au changement climatique n’est plus compréhensible, puisque nous sommes sur le front du climat exactement dans la même situation que face au coronavirus le 16 mars 2020 5. Attendre serait criminel.

Astrophysicien, je ne sais pas comment faire une société décarbonée. Mais je sais reconnaître des phénomènes de dynamique similaire, je comprends les implications d’une courbe exponentielle, et je sais donc qu’il faut agir maintenant. Les émissions de CO2 ayant toujours été très corrélées au PIB, il faut soit casser cette corrélation (ce qui semble historiquement impossible) soit produire moins de richesses 6 (et donc mieux les partager). Dans les deux cas, il s’agit d’un changement complet de notre modèle économique. Les pistes existent et sont nombreuses. À nous de les explorer, vite. 

Références : Pour en savoir plus sur l’exponentielle, la croissance, et leur lien avec les exoplanètes et le paradoxe de Fermi, voir cette vidéo de 40 minutes : https://www.youtube.com/watch?v=e_PxI6RterY&feature=youtu.be&t=3003 .

Notes de bas de page : 

Les messages gouvernementaux à la radio l’illustrent très bien : « chaque malade peut contaminer 3 personnes, qui à leur tour en contaminent 3 autres. La maladie se propage alors à toute vitesse. »

Pour bien prendre conscience de l’effet dramatique d’une exponentielle, supposez qu’il y a 1 malade au début du mois. On passe à 2 après 2,6 jours, 4 après 5,2 jours, 8 après 7,8 jours, 16 après 10,4 jours, 32 après 13 jours, 64 après 15,6 jours… En 10 périodes, soit 26 jours, on atteint 1024 malades, et donc 4000 à la fin du mois ! Et 16 millions un mois plus tard !

 Les chiffres de 0,5 % et 19 jours sont vraisemblables au moment où ces lignes sont écrites, mais pourraient être affinés avec le progrès de nos connaissances. Les modifier ne changerait pas la dynamique décrite ici.

Songez que doubler tous les 35 ans les émissions revient à doubler aussi l’excès de CO2 présent dans l’atmosphère. S’il nous a fallu 160 ans pour passer de 280 à 400 ppm, nous pourrions atteindre 500 ppm d’ici 2050 !

5 Par exemple, nous venons pour la première fois d'enregistrer douze mois consécutifs plus chauds que la moyenne. http://www.meteofrance.fr/actualites/82154785-climat-mai-12e-mois-consecutif-anormalement-chaud

6 La croissance économique est aussi exponentielle depuis le XIX° siècle, avec un doublement des richesses produites tous les 17 ans en moyenne. Ainsi, nous avons déjà créé plus de richesses en 19 ans au XXI° siècle que dans toute l’histoire de l’humanité avant l’an 2000 ! Peut-être est-ce assez ?

 illustration 3


Illustration 3: Évolutions parallèles (et exponentielles) des émissions annuelles de CO2 et de la richesse produite, à l'échelle mondiale, depuis le début de la révolution industrielle.